L’itinérance pédestre : une expérience construite pour faire face à notre société de vitesse

L’itinérance pédestre conquiert de nouveaux adeptes chaque année. La simplicité de la marche, la connexion à la nature, la traversée de lieux accessibles seulement à pied, ainsi que la renommée de certains sentiers, voici tant d’éléments qui en font sa popularité. Au-delà de l’effort physique, l’expérience de la marche amène à éprouver une certaine liberté. Pour autant, est-ce que l’itinérance pédestre permet de se défaire des injonctions sociales ? Dans ce travail, nous avons voulu questionner cette expérience et étudier les ressentis des randonneurs. Pour cela, une observation participante, ainsi que 2 entretiens semi-directifs in situ et 4 post GR ont été menés. L’aventure de l’itinérance pédestre symbolise plus qu’un effort physique et un déplacement d’une destination à une autre. C’est un cheminement qui amène à se découvrir soit, les autres, et également le Monde qui nous entoure.

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Cinquième et dernier jour de randonnée itinérante à travers les Pyrénées basques, sous un temps de pluie et de brouillard, dans l’objectif de rejoindre Saint-Jean-Pied-de-Port. Nous montions alors notre dernier sommet, arrivés à celui-ci, nous avions l’impression d’être au paradis, entre deux couches de nuages, profitant d’un retour à la nature simple. Nous repartîmes à la fin du séjour avec la tête remplie d’une aventure inoubliable … » (observation participante, juin 2021).

Depuis ces dernières années, nous observons un engouement sans précédent pour la randonnée pédestre. Cela est sans doute lié au contexte sanitaire, environnemental, mais également à un phénomène sociétal : la compression du temps et de nos « temporalités contrôlées » (Gramaccia, 2005). En effet, dans nos sociétés, nous ne prenons plus le temps d’observer ce qu’il se passe autour de nous, nous sommes constamment pressés par le temps. La marche permet de contrer ce phénomène, elle suppose une disponibilité du marcheur, il a du temps pour lui, pour le monde qui l’entoure. Alors face à cette société toujours plus en mouvement, la randonnée itinérante nous amène à redécouvrir ce temps qui s’offre à nous.

L’itinérance pédestre est définie par la Fédération Française de Randonnée pédestre (FFRp) comme une pratique de randonnée qui dépasse les trois jours, avec des hébergements dans des lieux différents. Par ailleurs, c’est par le biais de cette instance que des chemins de Grandes Randonnées (GR) sont structurés. Ces sentiers « montrent que le plaisir de la randonnée pédestre est fait d’éléments simples, naturels, humains » (Siroux, 1968, p.6). En effet, de nombreux philosophes utilisent la randonnée pour pratiquer leurs réflexions. Ainsi, la marche est « l’occasion de réfléchir sur soi, de pratiquer sur soi une introspection, une analyse de nos faits et actes » (Pavie, 2014, p.10).  Derrière cette pratique physique, la randonnée est liée à une dimension symbolique et elle est « fait de personnes qui chercheraient à revenir à des formes de simplicité de la vie, souvent associé à une redécouverte de soi » (Barna, 2020, p.2). L’itinérance n’a pas pour objectif simplement de finir une étape ou un sentier de GR ; c’est un défi du quotidien face à des problèmes personnels et sociétaux. C’est ainsi qu’elle permet de « s’affranchir de la superficialité de la société, des objets » (Corneloup, 2008, p.16). Les randonneurs itinérants sont à la recherche d’une expérience toute autre, vue comme une échappatoire, une source de ressourcement, « un voyage vers soi-même » (Jullien, 1999, p.101).

Une recherche d’expérience

Sociologie de l’expérience

On peut constater que les récits des randonneurs ou encore les différentes études démontrent que la randonnée itinérante amène à une introspection et vient transformer le marcheur. Mais cette expérience sociale, vécue par les randonneurs, est également construite, « l’expérience ne se défait pas des catégories sociales de son témoignage » (Dubet, 1994, p.103). François Dubet, définit en 1994 la sociologie de l’expérience, il s’agit « de définir l’expérience comme une combinaison de logiques d’action » (Dubet, 1994, p.91). Il est du propre de l’Homme de réaliser ses propres expériences, le retour sur ces expériences nécessite une subjectivité des acteurs et suppose une certaine réflexivité, une conscience de leurs expérimentations. Les acteurs questionnent eux-mêmes leurs pratiques, on observe une volonté d’être l’acteur de sa propre vie. L’expérience sociale va alors « étudier des représentations, émotions, conduites et les manières dont les acteurs en rendent compte » (Dubet, 1994, p.256). Dubet spécifie qu’il faut tenir compte de la liberté manifestée par les individus, ce qu’on constate dans les récits des randonneurs qui l’expriment très concrètement ainsi : « Je me sens libre » (Jullien, 1999, P.19). Mais cette notion reste également une dimension sociale dans les expériences. L’itinérance pédestre entreprend plus qu’un simple corps en mouvement. Les réflexions des randonneurs supposent une introspection sur leurs propres pratiques et leurs manières d’être en randonnée itinérante. Mais également sur leur rapport aux autres, au Monde et à l’espace qui les entoure. Le sentier itinérant aura un impact sur le ressenti, le vécu de l’expérience.

L’expérience du sentier

Certains sentiers disposent d’une dimension symbolique, comme le Chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Celui-ci a une dimension religieuse très prégnante où les randonneurs sont connotés sous le terme de pèlerins. Le retour des itinérants sur ce chemin évoque une transition dans la vie entre la prérandonnée et le post. Ce qui ressort des travaux de Zapponi sur Saint-Jacques où le « Chemin de Compostelle est vécu comme un lieu de retour du soi essentiel, le ‘vrai moi-même’ » (Zapponi, 2010, p.77). L’expérience des pèlerins sur le sentier vient transformer les randonneurs. Les montagnes disposent également d’un cadre mystique. Ces dernières nous attirent, par leur côté mystérieux et sauvage, peu exploité par l’Homme, ce qui permet un certain rapprochement à la nature, « l’itinérance en montagne est expérientielle » (Andreux, 2008, p.163). Ce qui amène les randonneurs à développer une véritable culture et un imaginaire, ainsi qu’un véritable « esprit montagne » (Barna, 2020, p.9). Pour le choix du sentier, nous nous appuierons sur une première expérience personnelle sur le GR 10 dans les Pyrénées Basques. De plus, l’étude de Barna sur les représentations et pratiques des randonneurs itinérants sur la haute montagne pyrénéenne démontre que « l’itinérance dans les Pyrénées peut être explicitée par la recherche d’un autre sens pour la vie, plus proche de la nature, plus ordonnée » (Barna, 2020, p.11). Cet ensemble d’éléments justifie alors notre choix d’étude de terrain sur le GR 10, sentier d’une distance de 922 km qui longe les montagnes pyrénéennes de l’océan Atlantique à la Méditerranée. Il s’agit d’une réelle aventure, où le randonneur se trouve plongé en pleine nature dans ces montagnes pyrénéennes.

Un retour vers une simplicité de vie ?

En itinérance pédestre, le randonneur part avec le strict nécessaire dans son sac à dos, et l’amène à se servir des ressources naturelles, notamment en ce qui concerne le ravitaillement en eau dans des sources. De plus, certains randonneurs privilégient la pratique du bivouac pour son principe de liberté, la volonté d’être autonome, la tranquillité, ou encore pour la « recherche d’une proximité avec la nature » (Barna, 2020, p.7). La simplicité de ces actions permet alors de « s’affranchir de la superficialité de la société des objets » (Corneloup, Berthelot, 2008, p.16), la « fuite du monde consumériste » (Barna, Rayssac, 2017, p. 237). Le portage du sac ne permet pas de prendre beaucoup d’éléments et nécessite de faire des choix. Cela va avoir un impact, « l’expérience de l’essentiel et du vécu avec le peu d’objets indispensables à la vie pèlerine est décrite comme transformative » (Zapponi, 2010, p.79). Partir en itinérance pédestre transforme les marcheurs en post-expérience. Il permet une fuite de la société, comme on peut le voir sur le Chemin de Compostelle et vient questionner le rapport à soi, aux autres, ainsi qu’au Monde.

On peut se demander dans quelle mesure, l’expérience de l’itinérance pédestre amène le randonneur à réfléchir sur soi et à se retrouver face à une société hyper moderne ? On peut supposer que malgré le fait de vouloir se détacher de la société et de l’évocation d’un sentiment de liberté, l’expérience de l’itinérance reste construite socialement. Cette expérience est elle-même liée à une injonction sociale dont il s’agit de saisir les ressorts par l’analyse des récits d’expériences.

Méthodologie

Choix de méthodes

Pour répondre à cette problématique, nous avons mené une étude qualitative avec au total deux méthodologies utilisées. Tout d’abord des entretiens semi-directifs avec des randonneurs ayant effectué une partie du GR10, ou sa totalité, « l’enquête par entretien permet alors de collecter, de manière qualitative, des données de première main » (Samlak, 2020, p.38). Dans un deuxième temps, des entretiens in situ durant quatre jours dans les Pyrénées-Orientales. La confrontation de ces deux types d’entretiens permettra d’observer si ce rapport à soi, au monde et aux autres, a lieu durant l’itinérance, ou si la prise de recul constatée dans le cadre théorique intervient plutôt en post-expérience.

Pour pouvoir mettre en œuvre une grille d’entretien solide, nous avons pu nous appuyer sur une observation participante au préalable en itinérance, pendant cinq jours sur la partie des montagnes basques du GR 10. De plus, l’entretien semi-directif sera fortifié par la technique de l’entretien d’explicitation. Le choix de cette méthodologie amène l’enquêté à s’orienter vers « la description la plus fine possible de ce qu’il a vécu concrètement » (Gouju, Vermesch, Bouthier, 2003, p.63). Ainsi, l’essentiel de cette méthode réside dans la verbalisation de ses actions. Ici dans ce cas, l’objectif est de faire revenir sur l’expérience itinérante des enquêtés et d’interroger leur vécu.

En ce qui concerne les enquêtés post-GR, nous avons fait le choix d’un échantillonnage boule de neige ; nous allons nous appuyer sur le réseau formé par l’observation en 2021. Pour ce qui est des entretiens, nous avons fait le choix de prendre le GR 10 depuis les Pyrénées-Orientales en direction d’Arles-sur-Tech. Cette prédilection résulte du fait que la grande majorité des randonneurs effectuent leur traversée d’ouest en est. Nous sommes alors allés en sens inverse pour favoriser les rencontres. Nous nous baserons alors sur un échantillonnage de commodité. Le choix des échantillons ne permet alors pas de représenter tous les types de randonneurs (âges, catégories socioprofessionnelles…) que l’on peut retrouver sur le GR. Dans l’étude de Barna, nous pouvons voir que les profils des randonneurs sont mixtes (sexe), on retrouve principalement des moins de 30 ans à 50 ans (80%). De plus, facteur important, les randonneurs itinérants appartiennent en majorité à une catégorie socioprofessionnelle aisée ou étudiante. Nous n’avons pas souhaité rechercher l’exhaustivité, étant donné que nous nous intéressions seulement aux données qualitatives. Les entretiens ont duré entre 15 minutes et 1h14.

Les enquêtés

Des expériences de vie

Un autre rapport aux autres

On peut observer que dans les retours des expériences des randonneurs interrogés, les rencontres prennent une place importante au sein de l’expérience. Les récits sont ponctués de moments de partage, d’entraide entre les randonneurs, les rencontres sont « intergénérationnelles, il n’y avait pas de différence d’âge sur le GR […] tu peux être moins jeune et bah on avance tous à notre rythme et on bivouac et on échange, on est tous égaux » (Emmanuelle). Un autre enquêté évoque que la randonnée itinérante est un moyen pour lui de « retrouver l’humain » (Mark). En effet, un sentiment de confiance se crée entre les randonneurs, qui vont marcher, bivouaquer ensemble. Or, dans le cadre de la vie quotidienne, il est mal vu de

faire confiance à des inconnus, nous sommes dans la méfiance, nous vouvoyons les personnes plus âgées que nous. Les souvenirs liés à l’itinérance sont forgés par les anecdotes les rencontres, « les expériences collectives de marche, d’itinérances accompagnées en montagne sont très riches » (Andreux, 20098, p.160).

Des groupes de randonneurs se forment au fil des rencontres et certaines de celles-ci bouleversent l’itinérance. Une des enquêtées s’est retrouvée sur le GR 10 en solitaire, après l’abandon de son amie, mais c’est ainsi qu’elle a pu vivre de grands moments de partages et d’entraide avec d’autres randonneurs partis en solitaires. Elle raconte notamment des nuits dans lesquelles sa tente fuyait « j’avais de l’eau qui me coulait dessus. Il y avait les gars qui dormaient avec moi pour pas que j’aie froid » (Laurine).

Mais ces partages se font également avec des gardiens de refuges ou des locaux. Ces moments ont façonné le vécu de Christian « on a eu des moments vraiment fantastiques avec, avec des gens, des gens des communes […] c’est des personnes très typiques » (Christian).  Ce sont aussi des moments de festivités dans les refuges qui viennent agrémenter ces souvenirs sur le GR, « on est tombés sur Olivier 55 ans le propriétaire du refuge qui a tenu à nous offrir la première bière, puis la deuxième, puis la troisième… » (Simon), ce qui est arrivé également à deux autres des interviewés. L’expérience de l’itinérance ne serait pas la même sans ces rencontres. « Nous avons un impérieux besoin de partager, d’aimer, de comparer, de rire […] de communiquer avec tous nos sens. » (Jullien, 1999, p. 103). Les randonneurs sortent alors d’un contexte ordinaire et prennent le temps d’échanger, ils sont ouverts aux rencontres et au partage.

Une redécouverte de la nature et du quotidien

L’expérience de l’itinérance pédestre est façonnée par divers éléments, tels que le rapport à la nature, où les randonneurs retrouvent une proximité. En effet, dans notre société toujours plus urbanisée, l’Homme s’en est éloigné. Ce besoin est mentionné notamment par Mark qui a vécu à Paris pendant une partie de sa vie et il souhaitait redécouvrir la nature, aller à sa rencontre. Dans ce cadre-là, les randonneurs sont en immersion dans la nature, ils se déconnectent, « là à pied, en montagne et notamment sur le GR10 on déconnecte vraiment quoi, on est dans le sauvage » (Emmanuelle). Cette connexion très forte avec la nature, cette proximité, comme le mentionne Christian, dans les Pyrénées, fait partie de l’expérience même. Le sentier du GR 10 va directement influencer le randonneur « la nature, les éléments ont généré en moi une force puissante intérieure qui centre tout mon être sur un extraordinaire désir de vivre » (Jullien, 1999, p.70). Cela va permettre également de vivre des moments uniques, simples qui viennent façonner l’expérience, « le fait de se baigner dans la rivière, de se laver dans la rivière et tout, et du coup on était toutes les trois à poils à se baigner et se laver et on était mortes de rires. On a fait notre lessive avant et, et en fait c’était un truc ultra simple » (Emmanuelle). Les Pyrénées pour les randonneurs n’étaient pas un lieu qu’ils visaient particulièrement pour leur itinérance, cela fait suite à leur parcours de vie. Contrairement au choix que l’on retrouve pour le GR 20 qui est directement lié à sa renommée et à ses paysages. Mais finalement, ce qui ressort des Pyrénées, c’est la grande variété de la faune sur le trajet, ce terme revient dans les entretiens de cinq enquêtés. Les Pyrénées permettent alors un éloignement de la civilisation urbaine. Simon fait part de cet émerveillement des paysages et des couchers de soleil. Mais ce sentiment est permis également par la présence d’animaux en liberté sur les sentiers, observés lors de l’observation participante. Ces données permettent de constater comment les enquêtés conçoivent leur position face à l’environnement dans lequel ils se trouvent. Ce qui rejoint les travaux de Barna, qui évoque une différence de pratique « due à la différence d’altitude par rapport aux Alpes, peut-être responsable d’une pratique plus contemplative de la randonnée itinérante dans les Pyrénées » (Barna, 2020, p. 10). Les montagnes Pyrénéennes influencent alors l’expérience des randonneurs et la manière dont ils relatent leur itinérance.

Ce vécu vient impacter le retour à la vie quotidienne, « nouvel objectif qui est de prendre du temps » (Mark).  Il a permis une prise de conscience « j’ai tendance à oublier dans ma vie quotidienne de sédentaire, c’est que, un truc qui pour moi est très important finalement, c’est prendre ce temps en fait » (Emmanuelle) et vient influencer la vie professionnelle également. Parmi les six randonneurs enquêtés, trois envisageaient une reconversion et un autre a choisi de ne travailler plus qu’à mi-temps. Ce rapport au temps pris pour soi en pleine nature va venir influencer les moments d’introspection lors de l’itinérance. Pour autant, on peut voir que l’expression d’introspection et de relativité est plus forte chez les randonneurs itinérants en solitaires. Celle-ci va être moins présente dans le récit de Christian effectuant la traversée avec ses amis.

La subjectivité des randonneurs itinérants

La lenteur de la marche les amène à prendre du temps, prendre du temps pour eux. Ce qui est parfois perdu dans notre société aujourd’hui, « l’itinérance impliquerait une disponibilité au temps, où se conjuguent variablement la longueur et la lenteur » (Boutroy, 2008, p.115). C’est ce qui va venir agrémenter cette subjectivité « ouais quand t’es tout seul, t’as le temps de réfléchir, tu vas tout faire par toi-même et ça je trouve ça très agréable » (Simon). Pour Zoé, l’objectif de faire une introspection était sa raison de départ, « faire le point, mais dans un cadre complètement différent de d’habitude, et sans obligations surtout » (Zoé). La randonnée permet « le lien où bah ton corps et ton esprit sont bah un peu sur la même longueur d’onde » (Zoé). En effet, comme nous avons pu le constater dans le cadre théorique, la marche est revendiquée par les philosophes comme un outil pour réfléchir sur soi.

 Mais cette subjectivité, liée à la disposition du corps du marcheur, est inéluctablement en lien avec l’expérience corporelle que vivent les randonneurs. L’effort physique et la concentration permettent de vivre pleinement l’itinérance « je suis vraiment plus connectée à l’instant présent dans ces moments-là […] je suis en connexion je suis sur le moment-là. Je, je gère mon souffle, j’observe la nature » (Emmanuelle). L’itinérance pédestre amène le randonneur à se confronter seul avec ses pensées.

 Les itinérances sont vues par les randonneurs comme « une expérience de vie » (Mark) qui les amènent à une subjectivité vis-à-vis de leur voyage, exprimées par les différentes émotions et sensations qui les transpercent. Ce que l’on retrouve dans le récit de Simon « ça me met en paix avec moi-même en vrai », « c’est juste la plénitude c’est super » (Simon). Mais également Emmanuelle « vraiment je ne sais pas un truc qui se passe dans le corps, dans l’esprit qui fait que j’aime ça et qu’il y a un effet de plénitude. » (Emmanuelle). Tous les deux évoquent ce sentiment de plénitude, on retrouve également d’autres adjectifs positifs tels que « je ressentais vraiment un pur bonheur quoi », « un sentiment de liberté » (Emmanuelle), ou encore un sentiment d’apaisement pour Mark. Andreux, reprend les propos de David Le Breton dans son ouvrage Éloge de la marche. En effet, il dit que « l’itinérance, la marche sur plusieurs jours, favorise une perception différente du monde et de soi-même » (Andreux, 2008, p.160).

Cela les amène à effectuer des réflexions, voir même plus une introspection. C’est ce qu’évoque Emmanuelle sur l’aspect méditatif de sa marche et ce qui l’amène à prendre du recul, afin d’apprendre à mieux se connaître « et en fait notamment pendant la rando, je trouve que là j’ai eu des déclics en fait c’est je crois qu’il y avait pas mal de…enfin voilà, ouais, ouais, j’ai eu une prise de conscience sur certains trucs qui me concernaient » (Emmanuelle). Sans ce retour à soi, plus amplement constaté dans les entretiens post-GR et dans les randonneurs partis en solitaires, on ne peut qu’amener à questionner l’expérience.

L’injonction sociale face à la société du mouvement

On retrouve au sein des trois logiques d’action de Dubet, comment les expériences sont construites socialement, « nous agissons en fonction de notre intégration et de notre socialisation […] nous sommes des sujets qui essaient de se ‘réaliser’ et de se ‘vivre’ comme les maîtres de leur action » (Dubet, 2008, p.8). Dubet identifie trois logiques d’action. La première résulte du système de l’intégration, les différentes appartenances, plus précisément la culture et les valeurs.

Face à cela, on peut voir qu’avant la randonnée itinérante, les interviewés disposent d’une attirance pour l’aventure et la randonnée ; ils partagent tous cette culture aventureuse. Ce qui se résulte dans leur rapport à la nature, notamment liée à l’émerveillement, « tous les animaux, les couchers de soleil incroyables. Tout, tout le voyage est marquant » (Simon). De même, cette logique regroupe la relation eux/nous des sujets, ce qui fait le lien avec les souvenirs importants liés à la rencontre de l’autre durant cette randonnée itinérante, les moments de festivité, d’entraide qui s’opèrent entre les itinérants. Ils partagent inconsciemment cette culture du partage et de bienveillance à l’égard des uns et des autres, du fait de l’éducation qu’ils ont eue autour de la randonnée, mais également leur sensibilité à la protection de la faune et de la flore. De plus, « l’être humain a une tendance innée, inscrite dans ses gênes, à rechercher les connexions avec la nature » (Cosquer, 2022, p.14).

La deuxième logique, regroupe le système de compétition qui reflète la conception des intérêts, ici du randonneur, et les objectifs poursuivis. Lors des entretiens, nous avons demandé les raisons de départ sur le GR 10. Certains évoquent un besoin de retrouver la nature, une volonté de faire le point, ou encore de vivre, partager une aventure avec des amis, en solitaire… Les objectifs de départ divergent, mais ils partagent tous cette envie de finir le sentier, de revenir sur les montagnes pyrénéennes, « mon objectif c’est la traversée des Pyrénées, l’intégrale » (Christian). De même, cela se résulte dans les données qualitatives étudiées précédemment et sur les objectifs de partir vivre une aventure, « j’ai toujours eu l’envie de l’aventure et tout. Et puis de me prouver les choses à moi-même ». Cette dernière permet de concilier la découverte de certains territoires et cette notion de liberté, la randonnée « est une expérience de la liberté, une source inépuisable d’observations et de rêveries » (Le Breton, 2001, p.12). Mais cette logique de compétition est moindre dans l’expérience de l’itinérance pédestre. En effet, on n’observe pas ses principes de rivalités entre les intérêts individuels et collectifs. Les randonneurs se montrent plus ouverts aux autres et au partage.

Pour finir, la dernière logique est liée à la subjectivité et regroupe le système culturel. Il permet de constater comment le sujet se définit dans la société. Face à cela, on relève les éléments qui tiennent compte de comment les randonneurs différencient leur façon d’être en randonnée itinérante et dans leur temps quotidien. Ce temps itinérant est vraiment évalué comme un moment de déconnexion face au quotidien, des moments d’apaisements « C’est vraiment les moments où je me sens le mieux, le plus en harmonie avec moi-même, je suis souriant du matin au soir » (Simon). Cette subjectivité est jointe aux données empiriques sur la redécouverte du temps et de la nature, « partir en itinérance c’est prendre de la distance » (Andreux, 2008, p.163) vis-à-vis de ce qui lui est imposé socialement.

L’ensemble de ces logiques fait apparaître, dans l’expérience sociale de la randonnée itinérante, un aspect contre la société du mouvement où nous sommes toujours pressés. Ici, la randonnée permet un retour à la disponibilité au temps afin de laisser libre cours aux pensées et aux réflexions. Apparaît également cette logique de partage aux autres très prégnante dans les récits des randonneurs. Les expériences sont riches de ces moments de partages entre inconnus, mais pour autant très fort. Une sorte de complicité se forme entre les randonneurs itinérants, partis avec des intérêts divergents, mais ayant une même finalité. Pour autant, même si les acteurs évoquent ce besoin de détachement à la société, on peut voir que cette expérience reste socialement construite. Cela fait face à l’injonction de la réalisation individuelle où « chacun est sommé d’affirmer sa subjectivité, sa singularité » (Delory-Momberger, 2010, p.3). En effet, malgré cette fuite de la société, l’expérience de l’itinérance pédestre est le résultat d’une construction sociale. Liée justement à cette subjectivité, cette volonté d’être l’acteur de sa vie et de « l’expression de la quête de soi » (Zapponi, 2020, p.75). Cela fait écho avec les recherches de Cosquer « si le contact avec la nature nous est bénéfique, c’est peut-être car nous percevons, à travers l’établissement de celui-ci, différentes manières d’être au monde » (Cosquer, 2022, p.14).

Marcher pour se retrouver

L’ensemble de cette recherche nous a permis de saisir les attentes et les comportements des randonneurs itinérants, mieux savoir ce qui les motive dans leurs pratiques et les éléments qui en font une expérience riche. On peut ainsi voir l’importance des sentiers itinérants et des GR, qui sont plus que de simples chemins structurant les territoires : ils ont une dimension symbolique qui s’opère tout au long du voyage des randonneurs. Cette recherche, peut être utile notamment pour démontrer le rôle de la FFRP, non-négligeable depuis les années 70.

L’itinérance pédestre amène à découvrir de nouveaux territoires, mais elle représente plus qu’un engagement physique et un exploit sportif. Il s’agit d’une expérience qui permet au randonneur itinérant de se construire soi, afin d’être l’acteur de sa propre vie et de réaliser ses propres expériences. Cela met également en lumière l’importance de la connexion avec la nature, mais également la notion de temps à prendre pour soi : difficile dans une société de vitesse, « un besoin global de régénération identitaire » (Zaponi, 2010, p.83). Les agences de voyages qui commercialisent des treks doivent prendre en compte ces facteurs de rupture avec le quotidien. Pour commercialiser ce séjour, les agences et tour-opérateurs doivent être en mesure de fournir à leur client une aventure humaine, où les rencontres, le partage, la proximité de la nature doivent être au cœur du séjour.

Durant toute cette phase de recherche, nous nous sommes intéressés à ce que procure l’itinérance pédestre. Tout au long de notre vie, nous expérimentons, nous vivons et nous marchons. De nombreux travaux ont été réalisés sur la randonnée, qui apportent des conclusions sur ces bienfaits notamment. Mais l’itinérance pédestre est une pratique qui laisse des traces sur le marcheur. On peut alors voir que l’élément central lors des récits de description des itinérances, ce sont les rencontres. Les échanges improbables avec les autres randonneurs itinérants, ou encore avec les locaux. Ce sont les temps forts des expériences, celles qui font écho aux souvenirs de la marche. L’ouverture aux autres est une caractéristique très prégnante en itinérance. Deuxièmement, nous avons pu voir que l’itinérance amène à une découverte de soi, de ses capacités. Ainsi, la randonnée itinérante va amener le randonneur à faire une introspection sur soi, notamment à sa conception, sur son quotidien, ce qui permet d’expliquer les bifurcations de parcours professionnels à la suite de l’expérience de la marche. L’élément qui apparaît est cette notion de prendre du temps que l’on a perdu dans notre société de tous les jours. Mais prendre du temps, dans un environnement naturel, fait partie de l’expérience, c’est une source de ressourcement dans lequel le randonneur itinérant se retrouve plongé en pleine nature. Cela entraîne des répercussions sur son ressenti et ses représentations de l’itinérance.

Nous avons pu voir que l’expérience de l’itinérance pédestre est construite socialement par la société dans laquelle nous vivons. C’est la construction sociale de l’idée de se réaliser soi-même qui amène, via la randonnée itinérante, le randonneur à s’affirmer soi et ainsi ressentir ce sentiment de liberté. Pour autant, elle échappe à la logique de compétition sur la rivalité des intérêts individuels et collectifs. Ce qui prime plutôt, c’est ce retour aux autres, à contre-courant du quotidien, où le randonneur vient s’ouvrir sans crainte aux autres. Face au quotidien très urbanisé, la nature est vue comme un lieu de ressourcement et vient ouvrir un tout autre rapport entre le randonneur et ses réflexivités.  On peut alors se demander si l’expérience de l’itinérance pédestre par les rencontres entre itinérants en nature permet de s’affranchir des déterminismes sociaux et de favoriser ce sentiment de liberté ?

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