Le tourisme sportif et le Parc National des Cévennes : Le choix du transmoderne
L’objectif de cet article est d’exposer et analyser comment les acteurs d’un territoire protégé, comme le parc national des Cévennes (PNC), agissent en fonction des objectifs actuels et contradictoires de croissance et ceux de préservation de l’écosystème. A partir d’un angle touristico-sportif, nous avons essayé, dans une première partie, de montrer leurs façons de travailler et comment celles-ci sont révélatrices d’une forme culturelle transmoderne (Corneloup, 2011). Une culture où, par le biais d’innovations et de solidarités, le développement durable et le bien-être collectif sont les principaux objectifs. Nous analysons également comment cette transmodernité s’est construite sur le territoire. Nous comprendrons qu’elle s’organise autour d’une économie de la connaissance basée sur le partage d’information et la prise de décision par consensus et débats, et qu’elle représente le moyen trouvé par les acteurs pour être un territoire innovant et attractif.
Vivre dans la communauté de commune du pays Viganais peut être perçue comme un privilège lorsque l’on est un amoureux de la nature et des grands espaces. En effet, le Vigan et ses communes voisines font partie du parc national des Cévennes (PNC), le seul parc national français habité en son cœur. Cela offre à ses usagers de grandes possibilités en terme d’activités outdoor. Nous avons décidé de nous intéresser à celles-ci dans le but de comprendre la dynamique actuelle de ce territoire. Ces activités de pleine nature sont très diverses et hétérogènes, elles peuvent se différencier par leurs environnements (aquatique, terrestre, aérien, …), leurs niveaux de risques ou leurs technicités. Ces différences entre les activités outdoor sont porteuses de sens et représentent différentes formes culturelles. C’est-à-dire que chacune des dimensions (matériel, technologique, techniques du corps, objectifs, …) liées à la pratique révèlent des caractéristiques sociales (Marc et Michaud, 1981) et culturelles liées à une époque et un espace géographique.
Initialement, les activités physiques de nature se sont développées autour de jeux traditionnels (Mounet, 2004) pour lesquels les codes et règles du jeu différaient selon les lieux de pratique. Elles sont catégorisées comme faisant partie de la forme culturelle traditionnelle car le plaisir et l’aspect récréatif primait. Mais ces pratiques se sont peu à peu démocratisées en se structurant et s’institutionnalisant depuis la fin du XX siècle. Le balisage des sentiers ainsi que l’ouverture de clubs ou de prestataires sportifs ont permis l’accès à ces pratiques à un nouveau public. Selon Corneloup (2011), cette période de l’histoire correspond à la modernité car il s’agissait de développer de nouvelles activités au niveau national afin de maîtriser la nature, de la dominer et favoriser les comparaisons et donc la compétition. Mais cette sportivisation (Perelman, 2010) des pratiques et cette démocratisation a amené avec elle une sur- fréquentation de la nature (Mounet, 2004). En effet, l’arrivée d’une population de masse pousse les experts, désireux de tranquillité à déserter leurs lieux de pratique pour aller vers de nouveaux « spots secrets » qui eux-mêmes seront découvert à terme par le plus grand nombre (Mounet, 2004). Ce phénomène de surfréquentation de la nature n’est qu’amplifié avec la culture postmoderne où les pratiquants utilisent l’entièreté de l’environnement (terre, eau, air) au travers de nouvelles formes de pratiques comme le parapente ou le surf (Corneloup, 2011).
De plus, le tourisme sportif s’est développé, faisant de l’espace naturel une ressource élémentaire à l’activité des prestataires touristiques (Mounet, 1997). La nature est donc rapidement devenue un lieu de convoitise où des conflits d’intérêts peuvent apparaître entre pratiquants sportifs, prestataires, chasseurs, etc. Mais au-delà des conflits entre humains, cette fréquentation génère des dégâts et des nuisances pour toute la biodiversité. Alors, des interrogations apparaissent : quelles valeurs et quelles formes de tourisme seraient plus en phase avec les enjeux écologiques ? Comment limiter l’impact du tourisme sportif de nature au regard du réchauffement climatique ? Comment gérer nos territoires ?
Dans ce contexte, l’Etat français a mis en place des parcs nationaux afin de protéger quelques espaces riches en biodiversité. Ce statut de parc national implique un cadre, un format, qui s’applique à toutes les parties prenantes du territoire. Les parcs nationaux sont composés d’un « cœur » de parc et d’une « aire d’adhésion ». Le cœur du parc est contrôlé avec une grande vigilance et les activités humaines y sont réglementées de façon stricte à des fins de préservation, tandis que la zone périphérique (« l’aire d’adhésion ») est contrôlée avec moins de restriction mais suit le mouvement enclenché par l’établissement public et la zone « cœur ». Deux politiques bien distinctes vont alors pouvoir se mettre en place en essayant de respecter au maximum le double objectif de conservation de la biodiversité et de développement rural (Debril, 2014). C’est à partir de l’angle touristico-sportif que nous allons analyser ce mode de fonctionnement.
Il faut savoir que c’est à cette période que Corneloup (2011) identifie l’apparition de la forme culturelle transmoderne. Il définit celle-ci comme une culture se développant autour de la problématique climatique, ainsi que le bien-être collectif. Selon lui, les objectifs de croissance du système moderne et post moderne ne font qu’accentuer les vulnérabilités au niveau écologique, économique, énergétique, sociale et sanitaire. Le mode de vie transmoderne, proposé par la population, offre une alternative avec un retour à un temps long où la nature redevient une entité centrale. Mais, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un retour en arrière, ce mode de vie tente de s’inspirer et d’aller au-delà de la modernité pour atteindre un autre niveau de conscience et d’intelligence politique (Corneloup et Mao, 2010), et ainsi surpasser les contraintes du système en place. Concernant les activités outdoor, ce mode de fonctionnement impulserait une nouvelle dynamique (Corneloup et Mao, 2010) au travers de changements et d’innovations conceptuelles dans le but de produire de la créativité et repenser nos manières de vivre des émotions corporelles et des temps récréatifs. Il semble alors intéressant de comprendre comment les prestataires d’activités de pleine nature se sont adaptés aux règles prescrites par les parcs nationaux, et comment ces activités sont porteuses de sens au regard des formes culturelles associées.
Pour cela, notre étude s’est concentrée sur la communauté de communes du Pays Viganais (CCPV) qui est une partie du PNC, chevauchant à la fois son cœur et sa zone périphérique. La population de ce territoire, régi par les différentes politiques du PNC mais également celles de la CCPV, semble avoir adoptée les principes de la transmodernité avec un mode de vie durable ou encore la mise en place de solidarité. Cet article est l’occasion de mieux en comprendre les tenants et les aboutissants de cette forme culturelle. Pour se faire, nous allons exposer dans une première partie l’influence de la transmodernité sur les formes de tourisme sportif présentes sur ce territoire. Puis, la seconde partie nous permettra de comprendre comment ces transformations écologiques et sociétales ont pu être apparaître sur ce territoire.
Méthodologie
Cette recherche se base sur des données qualitatives issues de six entretiens semi-directifs d’environ 40 minutes chacun. Ceux-ci ont été réalisés avec des professionnels du tourisme sportif, du parc national, des organisateurs d’évènement, ainsi qu’un élu local car l’objectif était d’échanger non seulement avec ceux qui structurent la pratique sportive (entités politiques et territoriales) mais aussi avec ceux qui la proposent aux clients (prestataires). Ces entretiens se sont déroulés autour de trois grands thèmes : l’habitabilité récréative, le développement durable et la relation entre l’interviewé et le territoire. Cela nous a permis de comprendre les comportements sociaux et les états mentaux (Blanchet, 1987) de nos sujets mais surtout la notion de forme (Corneloup et Mao, 2010) qui prévoit de saisir les principes qui surviennent dans le façonnage d’une culture et par lesquels se construit le rapport matériel et immatériel à la pratique sociale. De même, ces entretiens nous ont permis d’identifier et comparer les offres touristico-sportives présentes sur ce territoire. Enfin, Il fut également essentiel d’analyser les différentes formes d’organisations du Pays Viganais afin de mieux comprendre comment est structuré cette forme culturelle transmoderne. Par ces outils méthodologiques, nous avons pu capter une réalité et avons tenté de l’interpréter.
L’influence transmoderne sur le tourisme sportif dans le PNC
La transmodernité est « fondée, d’une part, sur le métissage des domaines de pratique (sport, récréation, tourisme, art, spiritualité…) et des valeurs ; et, d’autre part, sur un art de vivre écologique » (Kirschner, 2017 : 14). Nous allons montrer, dans cette partie, comment cela peut se traduire au sein de notre territoire de recherche. Tout d’abord, il est important de revenir sur le contexte de cette étude, c’est à dire le caractère exceptionnel de ce territoire préservé. Son côté sauvage permettant de s’évader et sa richesse en terme de biodiversité ont été évoqués par nos interviewés, qui, pour la majorité d’entre eux, ont fait un choix de vie en venant s’installer dans les Cévennes. Un choix privilégiant un « retour vers la nature » (Faes, 2002) afin d’obtenir une meilleure qualité de vie (Ateljevic, 2013). Ils ont, de ce fait, fuit l’urbanité et ses technologies pour interagir de nouveau avec la nature et ses composantes.
« Celui qui aime les sports nature, le VTT, le vélo de route, le trail, la randonnée, ici, c’est magnifique, entre le cirque de Navacelles et tout le massif de l’Aigoual : c’est un petit paradis ! et surtout que l’on peut pratiquer toute l’année. […]
C’est exactement le moment où l’on veut être tout seul avec la nature et […] pour une raison philosophique, on ne veut pas aller courir avec notre téléphone. »
Pierre, Organisateur d’événement sportif et président du club de vélo.
Nous pouvons donc observer l’abandon de la dichotomie homme/objet promulguée par la modernité et la post modernité, pour une réapparition de la dichotomie homme/nature (Acosta, 2012) portée par le mouvement transmoderne. Celui-ci remet la nature au centre des considérations. Mais, il ne renie pas tout ce qui a été fait dans le passé et tente, par exemple, de garder et adopter le meilleur de la révolution technologique (Dussel et Ibarra-Colado, 2006) tout en évinçant les aspects anti-écologiques. On retrouve ce principe dans l’utilisation de vélos à assistance électrique (VAE) par un des prestataires touristiques interviewés, qui met en avant que le VAE facilite l’accès à la pratique.
Néanmoins, si l’on s’intéresse directement aux offres des prestataires sportifs interrogés (l’un propose des excursions itinérantes avec hébergement en gites au travers des chemins de pays accompagné d’un âne, et l’autre, comme évoqué auparavant, vends des sorties en VAE pour découvrir les paysages des alentours à l’aide de topo-guides), on observe qu’elles sont porteuses de sens et ne se limitent pas à s’inspirer du meilleur de ce qui a été fait dans le passé. Au contraire, il semble qu’ils proposent un mode de vie innovant au travers de « l’habitabilité récréative » (Corneloup et al, 2014). Celle-ci correspond à la manière dont les habitants et en l’occurrence, dans notre cas, les acteurs du tourisme sportif repensent leur relation avec la nature afin de la rendre identitaire (façonnage du territoire), durable (respect de l’environnement) et attractive à des usages récréatifs (Corneloup et al, 2014). Ce concept, étant un pilier fort de l’influence transmoderne, peut se traduire sous deux formes différentes : le métissage culturel et le transculturel des sports de nature.
Le métissage culturel correspond au fait que le côté compétitif et de recherche de performance des sports de nature n’est plus la seule composante en lien avec la nature. A contrario, cet aspect a été remplacé par une dimension récréative et une accessibilité pour tous (Corneloup, 2011) laissant la possibilité aux différentes dimensions culturelles des pratiques de s’exprimer, tels que la musique, la danse, l’art, l’observation écologique… Pour illustrer nos propos, nous pouvons énoncer que, pour l’un des prestataires, l’âne présente 3 avantages : il permet aux clients de se décharger de leurs bagages, il peut porter les enfants lorsqu’ils sont fatigués et anime les excursions par sa présence. Alors, celui- ci facilite la pratique, attise la curiosité et divertit les participants, tandis que l’activité pédestre permet aux dimensions culturelles (observation écologique, musique, …) de s’exprimer.
Pour le second, l’assistance électrique des VTT permet d’élargir sa clientèle potentielle avec des personnes moins sportives et/ou non spécialistes. Les topo-guides quant à eux, leur offrent une perspective historico-culturelle. Nous retrouvons alors les marqueurs de la transmodernité et du métissage culturel qui sont l’accessibilité pour tous et l’ouverture aux dimensions culturelles et récréatives (voir tableau 1).
Puis, le transculturel des sports de nature (Corneloup et Mao, 2010) correspond aux liens et ponts créés entres les pratiques et les cultures afin de revitaliser celles-ci sous un angle innovant, récréatif et durable. Celui-ci nous a permis d’observer deux éléments.
Les deux prestataires interrogés ont, avec le PNC, aidé à la réhabilitation des chemins de pays. Cette action a une double conséquence, elle leur a permis de façonner et s’approprier un peu plus ce territoire mais surtout de créer un lien entre la culture traditionnelle et la culture transmoderne. En effet, ces chemins, traditionnellement utilisés pour le transport de bétails ou de marchandises, sont actuellement utilisés à des fins touristico- sportives.
Le second élément est la revitalisation de l’activité VTT avec l’innovation technologique (batterie électrique). Par ce biais, le rapport à la performance est déplacé en arrière-plan et laisse place au caractère exceptionnel de la nature et à sa découverte (voir tableau 1).
Concepts | L’habitabilité récréative | ||
Le métissage culturel | Le transculturel des sports | ||
Principes | -Accessibilité pour tous -Hybridation des pratiques avec les dimensions culturelles | Liens entre les pratiques et les cultures (actuelles et anciennes) pour innover de manière récréative et durable | |
Antoine Excursion avec âne | L’âne facilite la pratique pour les familles et longues excursions. Jumelé avec la marche, ils laissent la possibilité aux dimensions culturelles de s’exprimer. | Réhabilitation des chemins de pays : -façonnage et appropriation du territoire -utilisation à des fins touristiques | |
Olivier Balades à vélo | Le vélo électrique aide et rassure les non- spécialistes pour la pratique. Les topo-guides apporte une dimension historico-culturelle. | ||
Revitalisation du VTT avec une innovation technologique. |
Par ce façonnage et donc cette appropriation de la nature, Le PNC ainsi que les prestataires ont pour but de protéger ce territoire, l’un des piliers forts de la transmodernité. Sur ce plan, le PNC met tout en œuvre afin de promouvoir une attitude responsable et viable pour les générations futures. Le cadre réglementaire instauré par l’Etat autour des parcs nationaux oblige ainsi la population, au cœur du parc, à prendre en compte l’aspect écologique. C’est-à-dire que le champ des possibles en termes d’initiative pour ces habitants est restreint et que le PNC détient le pouvoir pour protéger cette zone.
« Après, très clairement je sais qu’il y a aussi des acteurs locaux qui nous reprochent souvent de poser les limites à la pratiques générale en cœur de parc, et pas que sur les sentiers ou les pistes […]. Mais encore une fois, comme le territoire cherche un développement écologique au travers de la forêt, il faut chercher le bon équilibre et donc, l’exploitation de la forêt à l’automne nous paraît moins sensible en terme d’impact sur les espèces ».
Xavier, cadre du PNC
Nous pouvons également souligner l’initiative du département avec la mise en place du label « Gard pleine nature » qui promeut des valeurs écologiques lors d’événements sportifs à grande échelle comme « le challenge gardois des trails » qui regroupe plus d’une dizaine de dates. Un phénomène de transition (Corneloup, 2011) peut être observé avec l’instauration d’une chaîne éco- sportive et bio pratique. Effectivement, on peut observer que ces compétitions, faisant partie de la culture moderne et post moderne, se « transmodernisent » petit à petit avec le développement en interne d’une conscience écologique, tout en gardant une cohérence avec les formes de consommation des habitants.
« On a été pionnier dans cette aspect-là parce que ça fait 16 ans que la manifestation existe et ça fait au moins 12 ans que l’on propose des produits bio sur nos ravitaillements […] Nous on va pas acheter des tee-shirts synthétiques fabriqué en Chine. On préfère donner aux coureurs une bouteille de jus de pomme d’ici ou un pot de confiture. Nos lots de podium sont essentiellement des produits locaux pour faire connaître la région puis limiter tout ce qui est transport inutile de milliers de kilomètres ».
Pierre, Organisateur d’événement sportif et président du club de vélo.
Ce fonctionnement peut être qualifié « d’innovativité » (Alban et Hubert, 2013), car celui-ci correspond à la faculté de développer et valoriser des ressources locales afin de sortir d’une tendance négative. Il permet de dynamiser l’économie locale, il est écologique et aide à la différenciation de l’événement au regard des autres compétitions. Cela prouve également, que la problématique écologique a complètement été intégrée par les acteurs et que les initiatives ne sont pas simplement réservées au Parc National mais deviennent une affaire collective où tout le monde est concerné. Un des prestataires interrogés a travaillé, par exemple, à devenir totalement autonome sur les plans énergétiques. Au niveau de l’électricité, il a installé des panneaux photovoltaïques, puis, il élève des brebis et prend soin de son potager pour son alimentation.
De plus, ces actions sont accompagnées par une communication responsable, les prestataires sportifs souhaitent éduquer les touristes cévenoles à la problématique environnementale. Pour l’un d’eux, c’est même « un devoir ». En effet, son activité correspond à un retour au temps long, dans lequel une plus grande attention est portée à l’environnement. De cette attention, apparaissent de possibles interrogations, auxquelles il lui semble nécessaire de répondre.
« Tous les gens qui passent ici sont sensibilisés à tout ça, on leur donne des documents par rapport à l’environnement, on les sensibilise à ce qu’ils vont voir, on les sensibilise aussi à ce qu’ils mangent … »
Antoine, le prestataire touristique proposant des itinérances avec âne.
C’est alors le concept de naturalité (Corneloup et Mao, 2010) qui résulte de ces actions car la nature est le marqueur fort de ces pratiques et tout est fait pour accroître leurs immersions.
Au-delà de la conservation et la protection de la nature, Luyckx (1999), l’un des premiers chercheurs s’intéressant à la transmordernité, insiste quant à lui, sur la préservation d’un équilibre entre la faune et la flore. Cette idée peut se traduire sur le terrain au travers de la régulation de la chasse. En effet, le PNC a créé, en coopération avec les chasseurs, une association afin de contrôler cette activité. Ce contrôle est primordial car il y a une obligation de chasse (à certaines périodes) dans le cœur du PNC pour éviter que les animaux, et notamment les cervidés, endommagent la diversité florale.
Nous avons donc pu analyser, au regard des différentes actions exposées, que les acteurs cherchent non seulement à façonner, s’approprier le territoire, mais aussi à le rendre attractif en prônant une certaine qualité de vie basée sur le partage et un art de vivre écologique. Tous ces codes et valeurs correspondent à la forme culturelle transmoderne, il est maintenant important de comprendre comment et par quels moyens ceux-ci se sont instaurés au sein de ce territoire.
La démarche transmoderne : l’implantation d’une économie de la connaissance
La forme culturelle transmoderne, émergente sur le territoire, porte avec elle l’ancrage d’une économie de la connaissance (Corneloup et Mao, 2010). L’innovation étant la clé de son développement, nous allons montrer comment ces acteurs adoptent une démarche de type projet, en utilisant leurs connaissances, leur culture, leur expérience et leur imagination (Liefooghe, 2014). Quatre éléments ont été révélés durant cette enquête.
Le premier élément à souligner est l’apprentissage cognitif collectif (Argyiris et Schön, 1978) qui facilite le processus d’innovation au PNC. La présence d’un tissu associatif riche et diversifié, l’organisation de nombreux événements et la large gamme d’offres touristiques sont des indicateurs tangibles quant au dynamisme du territoire. L’autonomie complète d’un des prestataires et la mise à l’honneur des produits locaux sur certains événements révèle la force ce territoire et produit une certaine stabilité, une indépendance face au système capitaliste actuel. Pour finir, nous avons pu observer que les acteurs du PNC tentent de surpasser les restrictions liées à la préservation de la biodiversité de leur terre afin de conserver un territoire actif. Les concepts novateurs évoqués2 attestent alors du territoire en mouvement et du maintien du processus évolutif (Mathevet et al, 2010) conservant les potentialités futures du territoire. Nous avons donc comparé le territoire cévenol avec les propos de Corrado (2010) sur les facteurs favorisant l’innovation sociale : avoir un territoire dynamique ; indépendant et en mouvement. Force est de constater que les Cévennes sont en phase avec ces affirmations.
Le second élément concernant le fonctionnement de cette économie de la connaissance correspond au savoir des personnes sous contrat avec le PNC. Ces personnes, accompagnées d’élus locaux pouvant se servir de leur pouvoir et de leur notoriété locale, utilisent leurs expériences et leurs connaissances théoriques afin d’inculquer une dynamique proactive sur le territoire, ce qui facilite à terme, l’acception des différentes innovations (Bourdeau, 2009). Ce savoir transparaît par exemple avec la labellisation « ciel étoilé » obtenue récemment, suite à une modification de l’éclairage public. Dans les faits, il n’est pas innovant de repenser et réduire l’éclairage public durant les heures creuses de la nuit afin de faire des économies. En revanche, l’innovation réside dans la manière de repenser cet éclairage afin d’apprécier toute la beauté du ciel étoilé tout en évitant de déranger les espèces crépusculaires. Cette idée est également génératrice d’activité touristique car elle offre un nouvel angle d’attractivité à ce territoire. On retrouve le même cas de figure au niveau de la station de ski du Prat Peyrot. En effet, cette petite station, équipée
seulement de remontes pentes, devenait un territoire fragile en raison de son manque d’attractivité lorsqu’on la compare aux autres stations de ski françaises. Or, tout comme Fourny (1996) l’a montré sur la moyenne montagne alpine, les acteurs du PNC ont perçu ont un certain potentiel à révéler grâce à l’environnement resté préservé. C’est pourquoi, le PNC a délégué la gestion de cette station à un prestataire privé afin qu’il investisse sur ce territoire et lui redonne de l’attractivité au travers d’une transformation fonctionnelle, c’est-à-dire animer la station sous un angle plus écologique et avoir des activités sur les 4 saisons. Ainsi, on peut dire que de nouveaux services sont proposés.
« L’idée, c’est d’amener le territoire dans sa réflexion pour avoir un positionnement, certes compatible avec le parc national et sa contrainte réglementaire, mais surtout, original et pertinent pour attirer la zone de chalandise : Montpellier, … »
Xavier, cadre du PNC
En effet, une transformation fonctionnelle (Mangematin et Thuderoz, 2004) véhicule de nouveaux services pouvant modifier plus ou moins profondément et durablement les comportements, mais aussi apporter des impacts positifs pour le territoire. Alors, nous comprenons, au travers de ces actions, que le savoir évoqué est l’une des clés de ce territoire innovant et qu’il permet de révéler les potentialités et atouts du territoire.
Le troisième élément concerne directement l’organisation du PNC avec sa démarche projet pouvant être qualifié de transmoderne. Effectivement, c’est une gouvernance horizontale (Gerbaux et Marcelpoil, 2006) qui régit cette organisation. Celle-ci se définit par tous les consensus et arrangements établis entre les différentes parties prenantes afin qu’un règlement ou des décisions soient établies. Dans cette logique, une réflexivité (Giddens, 1994) s’instaure, les acteurs du territoire incorporent les différentes opinions à leur réflexion pour trouver la meilleure solution. En effet, plus de pouvoirs sont conférés aux parties prenantes3 dans la définition des projets à mettre en place (Deldèvre et Hérat, 2012), ce qui renforce également leur appartenance. Les personnes associées sont donc mobilisées vers un constructivisme territorial (Corneloup et Mao, 2010) limitant les politiques publiques surplombantes et facilitant les initiatives personnelles (actions associatives, entrepreneuriales, individuelles). Au sein du PNC, cette gouvernance fonctionne avec huit différentes commissions thématiques (tourisme, patrimoine culturel, biodiversité, …) regroupant
52 membres afin de débattre et trouver des accords dit « acceptable » pour chaque partie prenante (Corneloup, 2011) :
« Par exemple, on a une commission tourisme à laquelle sont associés des élus du territoire et des gestionnaires. Je pense à des chargés de mission pôle nature, et à des offices du tourisme et puis des hébergeurs, fin voilà, des gens comme ça, une vingtaine de personnes qui régulièrement se voient pour tirer les politiques de l’établissement ».
Xavier, cadre du PNC
Dans une même logique, nous pouvons noter l’initiative de la communauté des communes du Pays Viganais (CCPV) qui a engagé les étudiants du master 2 management du tourisme sportif (Université de Montpellier) pour une étude de faisabilité*. Nous observons alors que, malgré la forme d’organisation « classique » de la CCPV, plusieurs événements novateurs en lien avec les valeurs observées. Une enquête a donc été réalisée auprès des habitants.
Cette action reprend les principes d’une gouvernance horizontale ouvrant le débat à ses habitants, renforçant leur pouvoir et leur sentiment d’appartenance.
Le dernier élément correspond à la forte politique d’inclusion de la zone périphérique à la zone cœur du PNC au regard des actions entreprises en faveur du développement durable et afin de développer une intelligence collective. Un exemple simple au niveau du tourisme peut être présenté. L’association Cévennes éco tourisme, regroupant tous les prestataires ayant signé la charte européenne du tourisme durable compte une soixantaine d’adhérents. Plus de la moitié des membres se situent en dehors du cœur de parc**, et ne sont donc pas soumis au cadre réglementaire strict, ce qui signifie une initiative personnelle afin de rallier un collectif défendant des valeurs communes et durables. Une solidarité écologique (Mathevet et al, 2010) ainsi qu’une intelligence collective sont donc établies par le biais de cette association. Dans ce sens, l’établissement public du PNC aide logistiquement et quelque peu financièrement l’association afin d’augmenter sa visibilité mais aussi faciliter ses actions, ce qui représente une opportunité à saisir au moment de l’adhésion. En effet, le principe de « gagnant- gagnant » évoqué par Lahaye (2009) est toujours d’actualité. Si les prestataires touristiques sont respectueux de l’environnement et s’engagent au travers de cette association respectant la charte européenne du tourisme durable, alors ils seront accompagnés dans leur projet. Ils pourront ainsi s’appuyer sur les membres de cette organisation (dont le PNC), et seront, en quelque sorte, complètement intégrés à la dynamique territoriale. De l’autre côté, le PNC recrute de nouveaux membres, et tous ces membres sont alors des facilitateurs qui promeuvent la politique durable du Parc National. En outre, cette solidarité et cette intelligence collective peut également transparaitre dans les relations informelles entre acteurs. Effectivement, ces petits arrangements se mettent en place aux bénéfices de chacun mais surtout au bénéfice du territoire :
« Moi, quelqu’un qui passe ici le dimanche, dans la rue, l’office de tourisme est fermé, et bien, moi je peux donner des plans du Vigan aux gens pour savoir ce qu’il y a dans le bled. Et ça, c’est indépendamment de vendre une activité. […] [Puis] quand il s’agit de rediriger des personnes qui veulent faire du vélo. En quelque sorte, ils bossent pour nous les offices de tourisme ».
Olivier, Le prestataire touristique proposant des balades à vélos
Au travers de ces quatre éléments exposés, il apparaît clairement que la mise en place de cette économie de la connaissance a permis aux habitants du PNC d’utiliser leurs ressources immatérielles (et infinies) au service d’un projet transmoderne. Ces ressources correspondent à leur intelligence et leur inventivité (Liefooghe, 2014), ils les utilisent de manière efficiente au travers d’innovation et afin de servir leur communauté. Elles peuvent prendre la forme d’action comme la réduction de l’éclairage public, ou d’organisation comme l’instauration d’une gouvernance horizontale et permettent le maintien du processus évolutif territorial (Mathevet et al, 2010). Malgré cela, nous avons pu observer une dynamique à deux vitesses entre le PNC et les collectivités locales. En effet, le cadre réglementaire très strict du PNC limite les initiatives prises par les locaux pour dynamiser le territoire, ce qui génère quelques conflits. Concrètement, les acteurs locaux ne comprennent pas toujours pourquoi ils se voient refuser certains chemins ou certaines activités. Des frustrations se font alors ressentir, ce qui peut nuire à terme au bon fonctionnement des solidarités évoquées.
Conclusion
Cette étude nous aura permis de comprendre la complexité de protéger la biodiversité d’un espace rural à dominance forestière alors qu’il est habité, puisque d’autres enjeux entrent en compte, comme sa dynamique, ou sa mise en tourisme. Elle nous aura surtout permis de comprendre comment les activités de tourisme sportif pouvaient être le témoin de la prédominance d’une forme culturelle. Effectivement, nous avons pu observer sur le territoire l’émergence d’une troisième génération de professionnels sportif, amenant avec eux les codes d’une culture sous- jacente. Les techniciens du sports (1° génération) et les marketer de service sportif (2° génération) sont maintenant remplacés par des éco- développeurs récréatifs (Corneloup et al, 2006). Il est clair que cette nouvelle vague est la résultante du mouvement transmoderne prenant place sur le territoire du PNC. D’ailleurs, Si nous reprenons l’idée de Luyckx (1999) qui définit la transmodernité comme un iceberg à cinq niveaux, nous observons un territoire complètement rattaché à cette culture. Effectivement, si nous nous intéressons au premier niveau, le plus bas de l’iceberg, décrit comme l’humanité qui, refusant d’abandonner toute espérance de vie future, change inconsciemment de mentalité afin de contrer ce phénomène de destruction pouvant être représenté avec les dérives du système capitaliste. Nous avons pu, dans ce cas, démontrer que la population cévenole a bien intégré un mode de vie durable au travers de la production de naturalité ou encore, le fonctionnement de chaîne éco sportive et bio pratique. Concernant le second niveau, Luyckx décrit l’abandon de la société patriarcale, avec ces piliers de pouvoir, de contrôle et de conquête. Or nous pouvons prendre l’exemple d’Anne Legile, l’actuelle directrice du PNC, afin de confirmer la prise en compte du rôle des femmes. Le troisième niveau, quant à lui, met en avant la transition entre une société moderne et post moderne centrée sur les objets à une transmodernité offrant plus de place à la nature. Le métissage culturel et le transculturel des sports de nature sont bien les témoins de cette transition en marche. Ensuite, le quatrième niveau est décrit comme le passage d’une économie capitaliste à une économie verte. Mais, plus qu’une économie verte, nous avons pu analyser sur le terrain une transformation vers une économie de la connaissance, prônant l’innovation et la coopération au service d’un mode de vie durable.
Enfin, le cinquième niveau, correspondant à la pointe de l’iceberg, fait l’état d’une perte de crédibilité du système politique « classique ». Alors, comme nous l’avons expliqué dans la deuxième partie, c’est une forme de gouvernance horizontale qui régit l’établissement du PNC. Celle- ci peut correspondre à cette réponse novatrice recherchée par la société, car elle suggère une plus forte implication des citoyens dans le processus décisionnel. En conséquence, au travers de tous ces éléments, il est clair que les acteurs du PNC ont fait le choix de la transmodernité et qu’il n’est pas dû au hasard mais bien à l’expression de valeurs basé sur l’écologisme, le récréatif ou encore la solidarité.
Enfin, pour revenir sur les quelques conflits générés par l’application des normes Parc National, nous suggérons un effort pédagogique supplémentaire de la part du PNC afin de favoriser l’acception sociale des restrictions. Selon Arnaud et Naulleau (2015), 3 « bonnes pratiques » peuvent être prescrites. La première consiste à expliquer qu’il n’y a pas d’autres alternatives, la seconde porte la considération des habitants en tant que valeurs et non comme coût, et la troisième présente le projet sur long terme permettant aux acteurs de visualiser leur futur rôle.
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* Cette étude avait pour objectif de comprendre les caractéristiques de la population Viganaise afin de proposer.