L’accessibilité à la moto pour les personnes paraplégiques : le rôle essentiel de la pair-aidance
La moto est plus qu’un mode de déplacement, c’est un réel mode de vie, une passion (Scol, 2017). Une passion qui n’est pas sans risque, où l’accident peut subvenir à tout moment, et peut être le point de rupture entre le motard et sa passion. Cinq hommes devenus paraplégiques suite à un accident à moto nous ont partagé leurs histoires de vie, et narrent la manière dont il a été possible pour eux de remonter un jour en selle malgré leurs limitations. Nous avons donc suivi l’association Planète Handisport[1], afin de comprendre la manière dont ils usent de leurs expériences et de leurs savoir-faire, pour permettre aux PMR de revivre une expérience de la moto sur circuit favorisant des conditions « handi-capables ». C’est grâce à leur détermination et leur entraide qu’ils réussissent aujourd’hui à reconquérir les circuits en allant pour certains jusqu’à concourir auprès de pilotes « valides ».
« 6 ans jour pour jour après son accident à moto, Emmanuel SENIN (Président de l’association Planète Handisport – PHS) remonte sur un deux roues »[2].
A la suite d’un accident à moto responsable de sa paraplégie, Emmanuel Senin décide de se remettre en selle le 8 août 2020, au circuit d’Alès. Un mois après, il crée avec son association Planète Handisport (PHS), le premier pôle mécanique handisport de France à Alès. Cela fait maintenant 2 ans que des centaines de personnes à mobilité réduite (amputées des membres inférieurs ou supérieurs, paraplégiques, hémiplégiques…) remontent à moto grâce à cette association. Un exploit qui renverse les stigmates liés au handicap, et qui montre que rien n’est impossible dès lors qu’une adaptation et un accompagnement personnalisé sont mis en place.
« Longtemps, il a été perçu comme évident que certains espaces » dangereux » devaient leur rester fermés et que les » handicapés » devaient cantonner leurs activités physiques dans des lieux préparés, adaptés et » aseptisés » » (De Léséleuc, 2017, p. 4). Les circuits motos faisaient notamment parti de ces espaces dit « dangereux », où l’accès aux personnes en situation de handicap paraissait inimaginable. « L’environnement devient alors une composante à prendre en compte dans la production du handicap » (Reichhart, Lomo Myazhiom, 2020, p. 83). Reichhart clarifie le terme « environnement » en indiquant qu’il « est à prendre au sens large, et englobe également de manière combinée et complémentaire l’aide et l’intervention humaine, mais aussi le matériel et l’innovation technologique » (Reichhart, 2020, p. 8). Une réflexion déjà aboutie par Fougeyrollas en 1998 et son modèle MDH-PPH[3] introduisant l’idée que les « facteurs environnementaux présents dans le milieu de la personne ou d’une population peuvent se révéler être des facilitateurs ou des obstacles »[4].
Dans ce sens, les personnes en situations de handicap doivent agir sur des facteurs humains et technologiques, afin de répondre à une société basée sur un modèle « validocentré », où la norme est un Homme valide (Probst et al., 2016). De ce fait, on est amené à se demander de quelle manière a-t-il été possible de rendre la pratique de la moto accessible aux personnes à mobilités réduites (PMR) ?
C’est tout d’abord l’histoire d’un homme, Stéphane Paulus, devenu paraplégique suite à un accident à moto en 2003, qui décida de renouer les liens avec sa pratique. Pour cela, il a mis en place tout un système technologique afin d’adapter sa moto à son handicap. Mais ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui l’ont précédé. En effet, ils sont nombreux à avoir eu recours à leurs propres connaissances techniques, afin d’adapter l’objet à leurs compétences. Ces hommes endossaient le rôle de véritable « bricoleur », en effectuant eux-mêmes des adaptations sur leurs matériels. Les premiers temps de l’handi-moto se caractérisent donc par la « débrouillardise » (Perera, Beldame, Soulé, 2020, p. 150). Plus largement, dans l’histoire du mouvement handisport, l’innovation technique du matériel sportif passe généralement par des adaptations « sur les bases d’une logique d’entraide et d’adaptation par le bricolage » (Perera, Beldame, Soulé, 2020, p.151). Par exemple, aux prémices du fauteuil tout terrain en France, les pionniers « créent et fabriquent, dans un premier temps, une luge de ski de fond « avec des bouts de tube à souder ». Le matériel est ensuite testé, avec « parfois des échecs », sur les sommets de Tignes. » (Le Roux, Galy, Perera, 2018).
En tâtonnant, « les développements techniques paraissent indispensables pour pouvoirprogressivement s’inscrire dans une perspective plus universaliste, » pour tous » » (Issanchou, Perera, 2020, p. 10). L’environnement est un système complexe et évolutif qui requiert par conséquent de faire appel à la technologie comme outil au service de l’accessibilité. Elle agit de sorte à rendre possible la « remise en selle » en toute sécurité, et ce malgré le handicap. Mais cela nécessite une maîtrise du matériel adapté, et plus particulièrement de l’usage de la moto.
Avant leurs accidents, certains individus avaient déjà incorporé la technologie par le biais d’un sport motorisé qualifié « d’hautement technologisé » tel que la moto : « Faire corps avec une machine pour être le plus rapide fait partie de leurs habitus de motard » (Issanchou, Perera, 2020, p. 57). En incorporant la dynamique de l’objet moto, ils ouvrent « de nouvelles possibilités d’engagement, de dépassement et de perception du handicap » (Perera, Villoing, Galy, 2020, p.12). On parle alors d’individus « autrement capables » selon Nuss (2008, p.64). « En effet, le corps handicapé renvoie une fragilité qui construit des rapports de domination dans sa prise en charge, qui demande de multiples ressources pour le rendre handi-capable » (Perera, Villoing, Galy, 2020, p.12). Leurs expériences à moto antérieures à l’accident, facilitent aujourd’hui l’accès au statut d’« handi-capable », en laissant derrière eux leurs limites (Andrieu, 2017). Ils sont la preuve, pour l’ensemble des personnes à mobilités réduites, qu’il est possible de remonter à moto.
Outre les aspects purement techniques, des facilitateurs humains viennent s’ajouter là où la technologie atteint ses limites. Au-delà des personnes valides, c’est un mécanisme d’entraide et de solidarité entre pairs qui se crée, on parle ici de « pair-aidance ». C’est dans le champ de la santé mentale que Bernard Durand caractérise ce terme comme permettant de « redonner de l’espoir à ceux qui sont encore dans les affres de la maladie et de les conduire à retrouver une capacité d’agir (empowerment) pour s’engager dans un processus de rétablissement » (2020, p. 8). Dans notre contexte, cette « pair-aidance » se caractérise par l’accompagnement de la personne dans un processus de reprise de la moto suite à l’accident.
Ainsi, c’est la complémentarité de facilitateurs humains et technologiques qui rend possible aujourd’hui la pratique de la moto sur circuit pour personnes à mobilités réduites. Il faut néanmoins prendre en compte selon Hamonet (2016, p.61), en s’appuyant sur la formule de Pierre Minaire « Le handicap n’est pas une constante, mais une variable », que pour « faire varier le « curseur » dans le bon sens, c’est d’abord sur les situations qu’il faut agir afin de les rendre moins « handicapantes » ». Ainsi, ces facilitateurs humains et technologiques peuvent aussi se révéler être des obstacles. Reste encore à définir la nature de ces facilitateurs/obstacles et la manière dont ils sont utilisés. C’est pourquoi nous avons décidé de suivre l’association PHS et le développement de son pôle mécanique afin de comprendre : Comment l’association PHS permet à des PMR de remonter à moto dans un cadre aménagé impliquant une moto adaptée et un accompagnement suivi par pair-aidance ?
Méthodologie
Afin de répondre à notre problématique, nous avons analysé les différentes expériences vécues par des personnes paraplégiques, qui prennent la décision de remonter à moto dans un cadre aménagé par l’association « Planète handisport » (PHS). Notre travail d’enquête s’est appuyé essentiellement sur des entretiens semi-dirigés qui ont été guidés et complétés par de l’observation participante réalisée sur circuit moto à Alès.
Notre approche qualitative a débuté par la rencontre de l’association PHS sur le circuit d’Alès le 25 février 2022. Lors de cette journée, nous avons pu assister et participer à la première remise en selle de Jean-Pierre Roux (paraplégique, accidenté depuis 11 ans), adhérent de l’association, et à l’entraînement du pilote professionnel Benoit Thibal (paraplégique, accidenté depuis 14 ans). Une dizaine de bénévoles étaient présents ainsi que le mécanicien, Laurent Tronnet (paraplégique, accidenté depuis 26 ans), et le président et fondateur de l’association Emmanuel Senin (paraplégique, accidenté depuis 28 ans). Cette première phase de terrain sous forme d’observation participante joue un double rôle. Elle permet non seulement d’entrer en contact avec les personnes susceptibles de faire l’objet d’entretiens, mais aussi de créer du lien avec eux, ce qui ne peut que faciliter les échanges par la suite. Notre participation à différentes tâches, telles que le transfert fauteuil-moto, ou bien le maintien de la moto en équilibre lors du départ et de l’arrivée du pilote PMR, nous a immergé au sein du processus de reprise de la moto. Cette expérience engageante, faite d’observations et d’interactions verbales a été grandement réinvestie lors des entretiens semi-dirigés afin de situer nos propos.
Ces entretiens ont été menés auprès de cinq hommes paraplégiques, tous motards accidentés, et ayant pris la décision de remonter à moto au moins une fois avec l’équipe de l’association PHS : Emmanuel Senin, Laurent Tronnet, Jean-Pierre Roux, Benoît Thibal ainsi que Thomas Vergnet (paraplégique, accidenté depuis 13 ans) responsable des activités wakeboard et ski nautique. L’ensemble des entrevues, d’une durée moyenne de 45 minutes, a été réalisée en visio conférence sauf celles avec Thomas Vergnet et Emmauel Senin, pour qui la rencontre s’est déroulée directement chez eux. Le choix de la visioconférence pour quatre d’entre eux, lié à leur situation géographique, comporte certains biais, tels que d’éventuels segments inaudibles, pauses, incapacité de lire le langage corporel, etc. (Seitz, 2016). Néanmoins, la première prise de contact lors de notre présence à la journée du 25 février 2022 a facilité la compréhension des échanges. Les entretiens suivaient une ligne directrice à partir de thèmes généraux autour de : la rencontre, la moto, l’accident, et le processus de remise en selle. L’enjeu était de comprendre le parcours qui les a conduit à faire le choix de remonter à moto.
La technologie comme facilitateur du processus de reprise de la moto
Lorsque nous abordions le sujet de l’accessibilité, l’ensemble de nos interrogés s’accordait pour dire que de réelles évolutions ont été mises en place depuis leurs accidents. Pour Thomas V. (paraplégique, accidenté depuis 13 ans), l’environnement qui nous entoure « n’est pas prévu pour des personnes en situation de handicap ». Les adaptations sont ainsi le fruit d’évolutions technologiques et humaines selon lui : « Des gens passionnés qui ont donné du temps et de l’énergie à ce que le handicap, grâce au matériel, soit le moins lourd et le moins pénible possible ». Il poursuit et reconnait le rôle majeur de la technologie : « Donc oui, l’accessibilité et le matériel ça va de pair. Donc il y a un rôle de la technologie ». « Dans ce cadre, la technologie est pensée par rapport à un corps qu’elle tente de réparer, compensant les conséquences d’une incapacité résultant d’une déficience » (Reichhart, 2020, p. 8). En s’intéressant de plus près à l’handi-moto, la technologie est apparue comme élément central de son évolution. Aux prémices de l’handi-moto, Stéphane Paulus, précurseur du mouvement en France, met au point « un système de béquille centrale rétractable électriquement grâce à une commande au guidon »[5]. Laurent T., mécanicien du pôle mécanique de PHS, s’inspire de ces aménagements et adapte la première moto de Stéphane Paulus, pilote PMR professionnel et instructeur des sports mécanique de PHS : « j’ai jeté un œil à comment étaient aménagées les motos, puis après, pour la moto de Benoît, c’est un aménagement qui doit convenir à Benoît ». Il accorde ainsi une grande priorité à la « fiabilité » et à l’accessibilité de tous ses aménagements « pour l’association, ce sont des adaptations qui doivent convenir à tout le monde ». Comme le disent si bien De Fonclare et Bonnin (2007, p. 43) : « il existe autant de handicaps qu’il y a d’handicapés ». Le développement technique et technologique doit donc répondre à une diversité des besoins (Reichhart, 2020, p. 8). C’est pourquoi il y a « une moto qui est adaptée pour les paras et une moto qui est adaptée plus pour les amputés » explique Emmanuel S., président et fondateur de l’association PHS. Des adaptations effectuées selon les besoins et les spécificités des individus.
C’est d’abord un mouvement solidaire composé essentiellement d’handi-sportifs qui voit le jour. L’ère de la « débrouillardise » est née. Ce sont de véritables « bricoleurs » qui adaptent le matériel pour le rendre accessible aux plus grands nombres. Les évolutions technologiques et matérielles ont donc permis dans un premier temps d’adapter la moto à l’individu. Benoît T. parle d’aménagement : « il y a les pédales automatiques de VTT pour tenir les pieds, la sangle pour tenir les genoux contre le réservoir, le shifter électrique avec les boutons pour passer les rapports, et le frein arrière au pouce, et après quelques aménagements sur le réservoir pour pouvoir être plus à l’aise pour la position ».
Néanmoins, ces aménagements nécessitent une maîtrise technique du pilote. Benoît T., en tant que pilote PMR professionnel et instructeur des sports mécanique de PHS, explique qu’« il faut se sentir à l’aise sur la moto et faire corps avec si on veut être performant et se faire plaisir ». Vannier (2020, p. 11) identifie à travers cette idée le processus d’incorporation liant l’homme à la dynamique de l’objet « moto ». En ce sens « la technologie peut être un facilitateur, c’est-à-dire une condition facilitant l’accessibilité » (Reichhart, 2020, p. 10) seulement si un apprentissage technique de la conduite est acquis.
Mais la technologie ne peut à elle seule neutraliser l’ensemble des obstacles que lui impose la société. Selon Laurent T., l’accessibilité de la moto pour PMR aurait pu être possible bien avant : « La technologie est une chose, mais je pense que c’est plus l’état d’esprit des gens qui a évolué plutôt que la technologie. Il y a 10 ans de ça, le matériel existait déjà, et par exemple la FFM ne voulait pas entendre parler de PMR. […] Parce que je pense que psychologiquement les gens n’étaient pas prêts à mettre un « handi » sur une moto, sur une piste. […] Ils n’étaient pas prêts à affronter la peur ou le risque de mettre des PMR sur circuit ». On peut alors se demander de quelle manière ces freins ont-ils été levés et ont permis un développement de la pratique de la moto pour les PMR ?
Éduquer et faire ses preuves pour envisager le handicap : une course vers la compétition « valide »
Depuis 2013, date à laquelle Stéphane Paulus s’est vu refuser sa demande de licence auprès de la FFM (Fédération Française de Motocyclisme), c’est un réel combat qui commence face aux réticences d’une société adoptant une vision « valido-centrée ». Étant limité par son handicap, Benoît T. déclare devoir « prouver 2 fois plus qu’on a notre place avec les valides ». Grâce à ses exploits lors des compétitions, il revalorise l’identité des pilotes à mobilités réduites et crédibilise leurs accessibilités sur circuit. Il adopte le statut d’ « handi-capable » (Andrieu, 2017) et fait réapparaître, auprès de tous les PMR, l’espoir de pouvoir un jour remonter à moto. Mais il ne s’arrête pas là, et va encore plus loin en éduquant les « valides » pour qu’ils puissent envisager le handicap. Lors des initiations sur circuit moto, il a un rôle d’instructeur auprès de l’ensemble des pilotes, qu’ils soient « valides » ou « handis ».
Pour lui, il n’y a pas de différence entre un pilote « handi » et « valide » : « Je ne fais pas de différence à partir du moment où on est sur la moto, on est un pilote ». « C’est le cas par exemple de la standardisation des appareillages pour la compétition qui, en mettant en scène un résultat sportif qui serait produit par la seule différence des corps, élude tout le travail d’ajustement et d’accommodement (Winance, 2010) pourtant nécessaire à la réalisation de la performance sportive appareillée » (Issanchou, Perera, 2020, p. 20). Seul l’usage des jambes différencie un pilote « valide » d’un pilote « handi ». Et Laurent T. l’affirme en parlant de Benoît T. : « Il a sa machine, il monte différemment dessus, il a une position différente, mais c’est un pilote. Les pilotes PMR sont ressentis comme des pilotes avec des performances, des chronos etc… ».
Le 9 juillet 2016, la reconquête des circuits moto a pris un tournant historique. Cette date marque le début et la création de la PMR Cup, la première course de vitesse moto sur piste réservée aux pilotes à mobilités réduites. Un évènement central et déterminant pour le monde de la moto et son évolution. En effet, il a fallu 3 ans pour que Stéphane Paulus puisse avoir enfin un avis favorable de la FFM. Un réel souhait de développement de la pratique de la moto pour PMR émane des discours de nos interrogés, ce que Laurent T. soutient en disant que « plus il y aura de pilotes, plus ils seront reconnus, plus ce sera une catégorie. Sur les championnats de France il y a max 15 pilotes, s’il y avait le double ce serait un spectacle plus attrayant. En France nous sommes une quinzaine, et à l’international une trentaine. Cela manque un peu de concurrents pour que cela tape à l’œil pour les spectateurs et que les « handis » soient reconnus comme des pilotes ». C’est pourquoi certains pilotes tel que Benoît T. ont pour ambition de pouvoir un jour concourir avec des pilotes « valides ». Une ambition qui semblerait se concrétiser lorsque nous interrogeons le pilote « Cela fait des années que je veux rouler avec les valides et qu’on me dit non, et là, c’est la première année normalement je devrais avoir l’autorisation ». C’est alors que le 6 août 2022, Benoît T. devient le premier pilote paraplégique à concourir lors d’une épreuve du championnat de France d’endurance, L’Ultimate Cup Moto[6], auprès de pilotes « valides ». Un exploit qui renverse les stigmates liés au handicap. « Le mouvement handisport s’inscrit dans une logique binaire normal/handicapé à la portée quasi ontologique, faisant du modèle validocentré une norme de référence (Probst et al., 2016) dont le dépassement n’est pas envisageable » (Issanchou, Perera, 2020, p. 23). Or aujourd’hui, ce dépassement est plus qu’envisageable. Sans sa chute lors des derniers tours, Benoît T. était troisième du classement général après deux heures de lutte acharnée. Un podium qu’il loupe de peu mais qui a marqué les esprits. À travers ses prouesses, ce pilote hors-norme nous prouve à tous que « peu importe la situation, c’est le niveau qui fait la performance ».
Remonter à moto en tant que PMR : un chemin difficile à surmonter sans la solidarité et l’accompagnement des pairs
En s’intéressant au processus précédant la remise en selle, c’est d’abord un sentiment de « peur », de « stress », d’« appréhension », qui émane des différents discours. À travers sa métaphore, Emmanuel S. montre la difficulté que doit surmonter un motard paraplégique : « Tu vois, on te met ce chevron-là par terre, tu vas le traverser sur 5 mètres. Facile ! Beh il est par terre le chevron c’est facile. Tu mets ce même chevron à 20 mètres de hauteur, c’est la même difficulté, sauf que tu n’as pas le droit à l’erreur. C’est en ça que c’est compliqué ». Ne pouvant pas poser le pied à terre, le motard est confronté à une appréhension de chute, de blessure. C’est en cela que le processus de remise en selle est complexe. L’intégralité de nos interrogés étaient motards avant l’accident, et ont un acquis une maitrise totale de l’engin. C’est donc pour eux un jeu d’enfant de piloter une moto, mais sans l’usage des jambes Emmanuel S. indique que « mentalement c’est costaud quand même. Tu n’as pas le droit de chuter ». Priolo et Milhabet exposent ce processus psychologique de la manière suivante : « l’engagement dans un comportement non sécuritaire inhibe les effets persuasifs de l’appel à la peur tandis que l’engagement dans un comportement sécuritaire les accroît » (2008, p. 207).
Un besoin d’accompagnement se fait donc ressentir et parait indispensable dans une démarche de reprise de la moto suite à un accident. Selon Emmanuel S. : « Soit tu as de la chance et faut bien avouer d’être bien entouré, ce n’est pas le cas de tout le monde. Soit t’es costaud mentalement, ou les deux c’est le top ! ». C’est pourquoi l’association PHS met en place un accompagnement personnalisé et spécifique, afin de mettre « en condition » la personne. Une relation de confiance se construit au fil du temps. Ayant lui-même vécu cet accompagnement Jean-Pierre R. nous confie ses ressentis : « ils t’expliquent, ils te mettent à l’aise […] ça te met en confiance ». Chaque membre du pôle mécanique PHS a son rôle. Laurent T., mécanicien du pôle mécanique, insiste sur le caractère sécuritaire de la pratique et aménage les motos en fonction des besoins et des spécificités de chacun. Benoît T., agit en tant qu’instructeur et transmet son expérience de pilote professionnel. Il est la preuve qu’il est possible de remonter à moto. De son côté, Emmanuel S. adopte le rôle d’accompagnateur et prépare mentalement l’initié en le mettant en confiance « C’est un peu mon point fort […] quand on fait des initiations, c’est là que j’aime bien me positionner, c’est là que j’arrive en général à trouver les mots avec les gens. Parce que je me mets à leur place et que j’arrive à les comprendre… ». Ce sont aussi des bénévoles « valides », qui participent au transfert fauteuil/moto de l’initié, et qui viennent en aide lors du départ et de la réception du pilote. En parallèle, la famille et les amis sont aussi présents tout au long de ce chemin. Ils peuvent avoir une influence bénéfique mais aussi néfaste pour l’individu. En effet, certains proches sont contre l’idée de remonter à moto et adoptent une attitude ne mettant pas en confiance l’initié. Tandis que d’autres encouragent l’individu dans sa prise de décision en allant jusqu’à participer avec lui à l’initiation « Le jour où je suis remonté, il a roulé avec moi, on a roulé ensemble » (Thomas V. en parlant de son meilleur ami). Ainsi, l’équipe du pôle mécanique PHS élabore un climat de confiance afin d’assurer un confort psychologique au participant lors de son initiation. L’aide humaine, sous forme de pair-aidance multiple, vient donc s’ajouter aux facilitateurs technologiques pour rendre l’expérience de reprise de la moto optimale. C’est avant tout et surtout une relation de « pair-aidance » qui se développe entre l’expérimenté et l’initié (Durant, 2020, p. 8) qui prend la forme d’interlocuteurs pairs aux expériences multiples et complémentaires.
Conclusion
En s’intéressant à l’histoire de 6 hommes paraplégiques ayant pu remonter à moto grâce à l’association PHS, l’accident semble être le point de rupture entre un homme et sa passion : la moto. C’est une épreuve personnelle qui commence et qui est vécue pour Benoît T. comme « un combat et comme un défi ». Pour la plupart, l’idée de pouvoir un jour remonter à moto était inconcevable comme nous le confie Emmanuel S. : « […]ton cerveau ressent ce qui est possible, n’est pas possible. […] Parce que c’était quelque chose qui était absolument impossible, mais sans débat quoi. C’était tout simplement impossible ». Cependant, Thomas V. gardait espoir et n’arrivait pas à faire le deuil de sa passion : « […]un jour je me disais grâce à la technique, l’évolution du matériel et tout, j’avais toujours dans la tête qu’un jour ce serait possible ». En 2011, Stéphane Paulus, précurseur du stunt en France, effectue ses premiers roulages sur piste 13 ans après son accident. Il devient alors le premier homme paraplégique à remonter à moto en France. Une figure emblématique de la pratique, qui redonne espoir à toutes les personnes à mobilités réduites, en la possibilité de renouer les liens avec leur passion enfouie en eux depuis l’accident.
C’est tout d’abord l’utilisation de la technologie qui a permis l’adaptation et l’ajustement technique de la moto. Ce sont tous des anciens motards, paraplégiques suite à un accident, qui mettent à disposition leurs expériences et leur créativité pour aménager la moto à chaque spécificité. La technologie agit ainsi en tant que facilitateur de l’accessibilité des circuits moto pour les PMR. Un facilitateur qui nécessite néanmoins un apprentissage et une maîtrise technique de l’engin à deux roues. Lorsque l’individu possède les acquis que lui impose la pratique, on parle alors d’incorporation. En incorporant la dynamique de la moto, « il délègue l’aspect technique de la conduite à ses automatismes corporels et à la proprioception du système corps-moto-environnement […] Par conséquent, en faisant corps avec sa moto, le sujet va pouvoir déléguer à son subconscient le côté technique de la pratique, pour se détacher légèrement de l’action et s’ouvrir aux sensations permises par l’environnement qui l’entoure » (Vannier, 2020, p. 11). Néanmoins, remonter à moto n’est pas si simple, c’est un processus complexe qui implique un accompagnement.
En ayant pu remonter à moto, l’équipe du pôle mécanique de PHS a acquis une expérience sur circuit qu’elle souhaite transmettre aux initiés. La complémentarité d’Emmanuel S., de Benoît T., et de Laurent T., rend l’expérience de reprise de la moto unique. Une relation de « pair-aidance », ici multiple, se crée entre l’initié et l’équipe de PHS. Dans ce sens, l’association met en place un réel climat de confiance où l’individu est mentalement prêt à remonter à moto.
C’est aussi l’histoire de pilotes qui se sont battus pour avoir leur place au sein de leur discipline. Ils sont nombreux à avoir repoussé les limites d’un corps limité par la pratique de la moto suite à leurs accidents. Benoît Thibal et Stéphane Paulus en sont la preuve. Ils ont su exister auprès du grand public en accomplissant des performances hors normes. Leurs exploits sont sources d’inspirations, changent les représentations liées au handicap, et il sont surtout la preuve que l’impensable est réalisable. On parle alors de pilotes « handi-capables », délaissant derrière eux les limites que leur imposent leurs handicaps.
Depuis 2016, date à laquelle a été créée la PMR Cup, la discipline de la moto ne cesse de se développer. Un petit groupe de pilotes professionnels « handis », dont Benoît T. et Stéphane Paulus, n’ont qu’une idée en tête depuis quelques années : réaliser une compétition avec des pilotes « valides ». Leurs volontés ainsi que leurs performances ont donné raison de leurs ambitions puisque le 6 août 2022, Benoît T. participe à l’Ultimate Cup Moto, auprès de pilotes « valides ». Cet exploit marque un tournant pour le monde de la moto et du handicap. Il ne semble y avoir aucune limite quant aux évolutions de la pratique. Ainsi, il est légitime de se demander vers quels axes la pratique de la moto peut-elle encore se développer ?
L’ensemble des initiations proposées par l’association PHS est essentiellement destiné aux PMR (amputées des membres inférieurs ou supérieurs, paraplégiques, hémiplégiques…) ayant eu une expérience de la moto avant l’accident. Grâce d’une part, aux performances de Benoît T., bousculant complètement le modèle valido-centré adopté par la société, et aux futurs avancés technologiques, le monde de la moto s’inscrit dans une perspective plus universaliste. L’équipe de PHS ne cesse d’accroître le porté de ces actions et le fait savoir sur leurs réseaux sociaux et leur site internet. Ainsi ils sont visibles du grand public, ce qui participe considérablement à la démocratisation de la pratique, et au changement des représentations liées au handicap.
Bibliographie
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[1] L’association Planète Handisport, alias PHS, a pour vocation d’initier des personnes en situation de handicap aux sports à sensations. Elle développe également les voyages organisés et les activités insolites afin de proposer des expériences originales adaptées aux PMR. Chaque section est dirigée par des personnes expérimentées qui prennent plaisir à transmettre leur passion dans une ambiance détendue. Leurs activités se partagent entre sportifs et handisportifs, et la participation aux stages peut se vivre seul ou en famille/entre amis.
[2] www.pole-mecanique.fr
[3] Le Modèle de développement humain – Processus de production du handicap (MDH-PPH) est un modèle conceptuel qui vise à documenter et expliquer les causes et conséquences des maladies, traumatismes et autres atteintes à l’intégrité ou au développement de la personne. Le modèle s’applique à l’ensemble des personnes ayant des incapacités, peu importe la cause, la nature et la sévérité de leurs déficiences et incapacités.
[4] Le Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH) est un organisme à but non lucratif basé au Québec (Canada) et qui est reconnu à l’international. (Historique du modèle – RIPPH)
[5] Portrait de Stéphane Paulus (2016) publié sur le site : le repaire des motards.com. Stéphane Paulus : des projets plein la tête (lerepairedesmotards.com).
[6] L’Ultimate Cup Moto est un championnat qui rassemble des épreuves de vitesse et d’endurance sur des circuits d’exception dans toute la France.