Éthique environnementale et stratégies des dirigeants des bases de canoë-kayak dans le Tarn
Cette étude consacrée à l’éthique environnementale montre dans quelle mesure elle influence l’intensité et la nature de l’engagement éco-responsable des dirigeants des bases de canoë-kayak. Basé sur des entretiens semi-directifs réalisés auprès de dirigeants de bases associatives et commerciales, ce travail a permis de comprendre quelle forme d’éthique environnementale domine chez les dirigeants mais aussi de relever les actions qu’ils mettent en place en faveur du développement durable. Les résultats de notre étude ont montré que les actions engagées par les dirigeants sont induites à la fois par une éthique environnementale principalement écocentrique et, dans une moindre mesure biocentrique, mais également par leur parcours de vie, leur rapport à l’environnement et la conception qu’ils ont du développement durable. Au-delà de cette recherche, notre article cherche à sensibiliser le lecteur au développement durable, à l’amener à réfléchir sur son propre comportement et repenser son mode de fonctionnement.
Introduction
Les sports de pleine nature sont devenus incontournables dans notre société où les pratiques sont très variées et accessibles au grand public, que l’on soit amateur ou compétiteur. Ces activités sont souvent pratiquées de manière auto-organisée et s’exercent en dehors du cadre associatif dans des espaces naturels spécifiques. Selon le Ministère des Sports (2013), ces nouvelles activités regroupent environ 25 millions de pratiquants au total[1]. En ce qui concerne le canoë-kayak, la Fédération Française de Canoë-Kayak (FFCK) estimait le nombre de pratiquants à environ 300 000. Ce chiffre a évolué positivement pour atteindre les 2,5 millions de pratiquants en 2016[2]. Cet engouement pour les sports et loisirs de pleine nature ne cesse de se développer et contribue favorablement à la dynamique des zones rurales (Siau, 2007, p16). Il en est de même pour le département du Tarn dans l’ex-région Midi-Pyrénées où nous avons réalisé notre enquête. Cette région rurale abrite de nombreuses richesses locales pour les sports de nature comme la rivière du « Tarn » qui la traverse.
Cependant, l’augmentation de la fréquentation touristique peut devenir un problème majeur pour l’environnement. En effet, la nature serait l’élément le plus touché par le développement du tourisme aujourd’hui. On peut expliquer cela par la construction d’aménagements, l’augmentation des déchets, la concentration des flux touristiques (François, 2004). Ce constat alarmant est à prendre en considération par les acteurs du tourisme et notamment les prestataires de canoë-kayak. Ils se doivent de composer avec ce challenge environnemental désormais inévitable pour pouvoir continuer à légitimer leur activité.
Ce challenge, plus communément appelé « développement durable », se définit selon l’INSEE comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs », citation de Mme Gro Harlem Brundtland, Premier Ministre norvégien (1987). Le rapport Brundtland s’articule autour de 3 notions piliers qui concilient besoins économiques, sociaux et environnementaux. L’idée étant d’organiser un modèle économique en respect avec les limites naturelles tout en répondant à nos besoins et dans une perspective d’équité intergénérationnelle.
Le concept de développement durable est une notion plutôt vague et de ce fait, sujette à de nombreuses interprétations (Chartier, 2004). Les acteurs peuvent ainsi se l’approprier de manière très variable. La littérature scientifique sur le sujet du développement durable converge vers deux approches : l’approche marchande ou autrement appelée « théorie des parties prenantes » se définit comme « tout groupe ou individu qui a une influence sur l’organisation » (Bajenaru-Declerck, 2009, p 81). Fortement référencée dans la littérature spécialisée (Mercier, 2006), elle est basée sur le présupposé que les entreprises sont d’abord vouées à la recherche de profits. Cette approche les appelle à rendre compte de l’impact qu’engendrent leurs actions sur la société. L’approche éthique ou morale, quant à elle, considère que l’entreprise doit agir de manière responsable pour le bien de la société (Bajenaru-Declerck, 2009). Elle met l’accent sur l’éthique et les valeurs. Cette approche reste marginale dans la littérature sur le développement durable car la dimension morale n’est pas encore véritablement intégrée dans l’analyse économique. C’est pourquoi nous avons choisi de la mettre en avant dans notre étude.
Nous allons ici, essayer de comprendre comment les dirigeants de bases de canoë-kayak décident de s’engager ou non dans une démarche de développement durable et de RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Dans cette optique, il est primordial de se pencher plus particulièrement sur le concept d’éthique et de valeur afin de comprendre en profondeur le processus de décision des acteurs. Comment le concept d’éthique a-t-il été mobilisé dans la littérature ? Comment expliquer l’orientation éthique des décisions ? Pour cela nous avons eu besoin de revenir à la notion de valeurs telle qu’elle a été développée par Weber. En effet, au sens de Weber, les valeurs sont les moteurs principaux de l’action humaine. Il considère que les individus suivent leurs convictions profondes pour décider. Pour Weber, cette conception « décisionniste » admet deux formes : La première, l’éthique de conviction a pour fondement « de ne pas trahir une valeur, de ne pas transgresser une norme » (Hottois, 1996, p 492). Dans cette éthique, l’accent est mis sur le fait qu’il faut honorer les valeurs quoi qu’il en coûte et quelles qu’en soient les conséquences. La seconde, l’éthique de responsabilité, se définit par « l’attention portée aux conséquences de son action » (Kuty, 2020, p 81). Elle considère qu’il faut prendre en compte l’efficacité des moyens et les actions à réaliser car elles peuvent avoir des conséquences. Nous verrons dans cet article comment ces notions peuvent contribuer à expliquer les choix des dirigeants de bases de canoë-kayak notamment dans le domaine des actions éco-responsables qu’ils décident de développer.
Par ailleurs, Larrère (2006, 2008, 2018) s’est inspirée des travaux de Weber pour développer le concept d’éthique environnementale, tout en accordant une importance particulière à la nature, aux entités vivantes, à la biologie et l’écologie. La notion d’éthique environnementale tire son origine de la crise environnementale des années 1960. Cette période marque l’apparition des premières réflexions liées à la croissance économique et technologique et l’épuisement des ressources naturelles (Ibid.). Le concept d’éthique suggère « un contrôle normatif de nos activités dans la nature » (Ibid.). Selon Larrère, deux types d’éthiques environnementales peuvent coexister : l’éthique biocentrique et l’éthique écocentrique.
L’éthique biocentrique considère que « toute entité vivante, quelle qu’elle soit, déploie, pour se maintenir dans l’existence et pour se reproduire, des stratégies complexes : elle instrumentalise son environnement à son profit, pour elle-même, c’est une fin qui comme telle, mérite le respect. Comme cette éthique accorde une valeur morale à chaque entité vivante, on l’a dit biocentrique » (Larrère, 2006, p 82). Cette morale biocentrique est une morale déontologique fondée sur le respect de la nature, la protection des espèces, et tend à poser des interdits limitatifs (principe de « pas touche »). Elle peut s’apparenter à l’éthique de conviction chez Weber.
L’éthique écocentrique « considère que c’est parce que nous faisons partie de la même communauté d’êtres vivants, ou de la même communauté biotique, que nous avons des devoirs aussi bien à l’égard de ses membres (les entités qui la composent) que de la communauté comme un tout. C’est pourquoi on la dit écocentrique » (Larrère, 2006, p 82). Elle suppose l’idée selon laquelle, nous aurions pu développer des sentiments moraux d’appartenance et de proximité entre êtres humains et communauté biotique. Cette éthique se rapporte aux travaux « Land Ethic »[3], d’Aldo Leopold qui est considéré comme le fondateur de l’éthique écocentrique. L’éthique écocentrique est conséquentialiste dans le sens où elle se base sur les effets produits sur la communauté biotique. Elle prône des valeurs de bonnes pratiques envers la nature et permet d’allier à la fois respect pour les membres de la communauté et responsabilité de ceux qui s’y trouvent (Larrère, 2006). Elle se démarque de l’éthique biocentrique car elle permet de situer la place de l’homme dans la nature (Ibid.). Elle peut proposer des modèles d’actions et de conduites pour intégrer harmonieusement les activités humaines dans l’environnement naturel. Contrairement à l’éthique biocentrique, ici, les acteurs peuvent intervenir sur le milieu naturel et laisser une marque ou une empreinte de leur passage, pourvu que l’environnement soit respecté.
Ainsi, nous pensons que le concept d’éthique environnementale de Larrère va nous aider à comprendre les formes d’engagement des acteurs. Cet article, va ainsi tenter de saisir dans quelles mesures l’éthique environnementale des dirigeants des bases de canoë-kayak influence la forme de leur engagement dans une démarche de développement durable. Nous pouvons faire l’hypothèse que des dirigeants d’entreprise ou d’associations œuvrant dans le secteur des sports de nature ont une sensibilité environnementale très développée. Cependant on peut imaginer que celle-ci les amène à tenter de concilier leur business avec des actions visant à protéger la nature ce qui relèverait davantage d’une éthique éco-centrique.
Méthodologie
Pour comprendre les valeurs et l’éthique environnementale des dirigeants des bases de canoë-kayak sur la rivière du Tarn, nous avons eu recours à la méthode du recueil de données qualitatives. Olivier De Sardan explique notamment que « les représentations des acteurs locaux sont un élément indispensable de toute compréhension du social » et de ce fait, il est nécessaire de « rendre compte du point de vue de l’acteur » (1995, p. 6).
Quatre entretiens de type semi-directif d’une durée comprise entre 40 minutes et 1h10 ont été réalisés auprès de prestataires positionnés sur des bases de canoë-kayak au bord de la rivière du Tarn. Compte tenu de la diversité du monde du canoë-kayak (FFCK) nous avons choisi de diversifier les profils des personnes interrogées en fonction du type de base qu’ils dirigent (association organe déconcentré FFCK, association multi-activités et petite entreprise).
L’échantillon de l’étude est constitué de quatre hommes : un dirigeant d’une association affiliée à la FFCK, un dirigeant d’une association issue directement de l’organe de la FFCK (le Comité Départemental de Canoë-Kayak -CDCK- du Tarn), un dirigeant d’une petite entreprise et son fils qui devrait reprendre l’affaire familiale prochainement.
Tableau 1 : Échantillon de l’enquête
Fonction | Nb d’années de direction | |
Yvon (26 ans) | Dirigeant base de canoë-kayak (association multi-activités) | 3 ans |
Luc (40 ans) | Dirigeant base de canoë-kayak (CDCK) | 17 ans |
Jean Pierre (65 ans) | Dirigeant base de canoë-kayak Petite entreprise | 34 ans |
Corentin (21 ans) | Futur dirigeant base de canoë-kayak petite entreprise | 0 |
Les entretiens ont été réalisés à distance par téléphone en raison du contexte sanitaire (Covid 19). Quatre principaux thèmes ont été abordés : la biographie des dirigeants, le fonctionnement de leur structure, l’éthique environnementale des dirigeants, et leur conception du développement durable. Les entretiens ont été intégralement retranscrits pour l’analyse et nous avons attribué un prénom anonyme à chacun des dirigeants interrogés
Des actions éco-responsables influencées par le rapport à la nature des dirigeants
L’hétérogénéité du parcours des dirigeants de base de canoë-kayak
Tableau 2 : Le parcours de vie des dirigeants
Parcours scolaire | Parcours sportif | Parcours professionnel | Diplômes en canoë ou gestion | |
Dirigeant associatif Yvon | Bac S – Licence STAPS – Master STAPS enseignement | – Athlétisme 6 ans – VTT 10 ans – Football 6 ans – Canoë-kayak en loisir, l’été | – Saisonnier grande surface 2 ans – Saisonnier base de canoë 6 ans – Professeur d’EPS contractuel 3 ans | – Carte professionnelle d’éducateur spécialisé |
Dirigeant associatif Luc | – BEP agricole – Bac Pro culture marine | – Kayak en compétition – 11ème place championnat de France en kayak slalom – Kayak-freestyle – Piges de l’équipe de France en kayak freestyle – 20 ème français en kayak freestyle | – Animateur Colonie de vacances – Safety-kayak au Costa Rica – Barreur de raft dans les Alpes – Equipier Quick – Conseiller technique fédéral au CDCK du Tarn depuis 2003 | – BE canoë-kayak, qualification raft haute rivière et kayak mer – DEJEPS canoë-kayak en 2011 |
Dirigeant petite entreprise Jean Pierre | -Diplôme d’éducateur spécialisé | – Canoë-kayak en loisir | – Educateur spécialisé (30 ans) – Conseiller municipal (28 ans) – Gérant de restaurant (8 ans) – Dirigeant base de canoë (34 ans) | |
Futur dirigeant petite entreprise Corentin | -Bac STI2D – DUT maths appliqués (/2 semaines) | – Kayak en club (3 ans) | – Saisonnier base de canoë-kayak | – Assistant moniteur fédéral pagaie couleur – BPJEPS canoë-kayak – BPJEPS cyclisme |
On peut constater (tableau 2) que les dirigeants des bases de canoë-kayak ont tous un parcours scolaire différent allant du bac professionnel au Master. Chacun a pratiqué le canoë-kayak mais à des niveaux différents. Luc (CDCK) est le seul à avoir eu des expériences professionnelles dans le domaine du canoë-kayak avant de devenir dirigeant. En termes de diplômes, aucun des dirigeants ne possède un diplôme en gestion d’organisation. Cependant, Yvon, Luc et Corentin ont obtenu des diplômes leur permettant d’encadrer en canoë-kayak (BE, BPJEPS).
Le rapport à la nature des dirigeants des bases de canoë-kayak
Le rapport à la nature des dirigeants prend tout son sens dans le concept d’éthique environnementale. En effet, en fonction de leur rapport à la nature et de leurs propres valeurs, les dirigeants vont exprimer une partie de leur éthique environnementale. Ainsi, le respect de la nature, la protection des espèces et la mise en place d’interdictions pour protéger l’environnement seront assimilés à une éthique davantage biocentrique. Tandis que, le plaisir de contempler la nature, le rôle de la nature pour l’activité canoë-kayak, la mise en place de bonnes pratiques environnementales ainsi que la mise en avant des conséquences écologiques seront des paramètres représentatifs d’une éthique écocentrique.
Nos résultats montrent que les dirigeants des bases de canoë-kayak considèrent la nature comme essentielle mais, à des degrés différents. En effet, Yvon estime qu’il ne faut pas la polluer et il souligne l’aspect civique du développement durable. Tandis que Jean Pierre, Corentin et Luc protègent et respectent la nature car ils se disent conscients de la proximité de la nature avec leur activité canoë-kayak. Les dirigeants s’emploient également à sensibiliser les clients sur le respect de l’environnement et participent, à leur manière, au développement durable.
Concernant la faune présente sur les sites de pratique, les dirigeants sont unanimes et s’accordent à dire qu’il faut protéger les espèces animales.
« C’est très important de sensibiliser les gens sur les espèces surtout parce que c’est une chaîne. Si tu as un maillon de la chaîne qui casse, ça casse tout. C’est le cycle naturel. Et il faut faire gaffe à ce qu’on fait, aux conséquences que cela peut avoir et je pense qu’à travers nos activités, on est les mieux placés pour sensibiliser les gens sur ça ».
(Corentin, futur dirigeant)
Pour le rapport privilégié à la nature, tous les dirigeants ont choisi de travailler dans une base de canoë-kayak. Toutefois, la dimension sociale de l’activité canoë-kayak est également prise en compte dans le choix des dirigeants. En effet, le contact avec la clientèle, le sens du partage et de l’enseignement sont des éléments incontournables et gratifiants pour les dirigeants :
« Ne pas oublier que le client, la personne, elle est importante. Il faut lui amener tout ce que tu as de mieux pour qu’il puisse avoir envie de revenir et de passer un bon moment. C’est ça le principal ».
(Jean Pierre dirigeant d’une petite entreprise)
Luc, dirigeant associatif (CDCK) se démarque dans les entretiens par l’intérêt supplémentaire qu’il accorde aux relations humaines. En effet, pour lui, la dimension sociale de l’activité canoë-kayak dépasse la notion d’environnement et serait l’élément le plus important dans son activité. Il explique son choix par la forte sociabilité de l’activité notamment avec les touristes :
« On fait des belles rencontres […] dans la vallée, tous les saisonniers, ça vaut de l’or les rencontres humaines ».
(Luc, CDCK)
Nous avons également pu relever dans notre étude, un lien avec l’éthique écocentrique d’Aldo Leopold centrée sur la notion d’ « esthétique environnementale » qui prône la préservation de la beauté de l’environnement (Larrère, 2018). En effet, pour les dirigeants associatifs (Yvon et Luc), la nature renvoie à un aspect esthétique qui « va plaire ou non » aux clients.
Pour les dirigeants d’entreprises Jean Pierre et Corentin, l’activité canoë-kayak est reliée directement à la nature :
« S’il n’y a pas de nature, on n’a pas de milieu ».
(Luc, association multi-activités)
Jean Pierre et Corentin (entreprise) considèrent la faune et la flore comme des éléments indispensables à l’activité canoë-kayak. Cela donne un côté original et sympathique à la pratique :
« On a des castors qui sont arrivés dans le coin, j’en ai vu un l’autre jour, en paddle, et c’est super sympa ».
(Corentin, futur dirigeant d’entreprise)
Du côté des valeurs, nous avons pu relever que Jean Pierre (entreprise) et Luc (CDCK) semblent agir principalement en fonction de leurs valeurs morales :
« Ma propre conviction. Le fait de respecter le milieu et le fait que je sois conscient que le milieu, c’est notre outil de travail aussi ».
(Luc, CDCK)
Tandis qu’Yvon (association multi-activités) et Corentin (entreprise) semblent agir non seulement en fonction de leurs valeurs mais aussi en fonction d’une projection vers l’avenir et envisagent les conséquences de leurs actions.
Mais concrètement comment ces valeurs se traduisent-elles en actions ?
La mise en place d’actions en faveur du développement durable par les dirigeants, dans les bases de canoë-kayak
Nous nous sommes intéressés ici à la manière de concevoir le développement durable des dirigeants. Nous avons pu constater de nombreuses similitudes :
Ainsi, pour Luc (CDCK) et Jean Pierre (entreprise) le développement durable s’apparente à l’impact de nos actes sur le milieu naturel de pratique. Selon eux, il est important de réfléchir aux conséquences de nos agissements dans la nature. Celà suppose de limiter l’impact écologique de la pratique canoë-kayak. Yvon (association multi-activités) et Corentin (petite entreprise) prennent en compte la dimension future du développement durable. Ils développent une vision à long terme et se disent conscients de la nécessité de préserver l’environnement pour les « générations futures ».
Toutefois, nous avons relevé des nuances dans leurs conceptions du développement durable. Effectivement, Yvon (association multi-activités) est le seul dirigeant à évoquer des contraintes et des règles à respecter.
Pour Jean Pierre (entreprise), le développement durable est « humain et psychologique ». Pour lui, « le développement durable continue de polluer », « la bonne conscience du développement durable, elle est durable mais je ne sais pas trop dans quel sens ». Il évoque ainsi, les contradictions de la notion et adopte une posture critique vis-à-vis du concept. Il préfère même parler de « décroissance » plutôt que de développement durable.
Si la nature de l’engagement des dirigeants est proche, on peut noter quelques nuances dans leurs approches. Tous les dirigeants ont saisi l’importance de s’engager dans des actions de développement durable. La préservation de l’environnement est prépondérante dans chacun de nos entretiens. On constate également que des actions de sensibilisation sont effectuées par tous les dirigeants. On remarque aussi la volonté de tous les dirigeants de s’engager dans le développement durable afin de « préserver » la nature. Toutefois, on s’aperçoit que leurs raisons de s’engager sont très personnelles. On peut souligner en effet, que l’engagement d’Yvon (association multi-activités) est civique. Selon lui, on ne doit pas salir la nature ni la polluer. Il parle notamment de « gestes simples », de « gestes civiques » qui devraient être « une normalité pour tout le monde ».
Luc (CDCK) se démarque par la dimension hédonique de son engagement pour le développement durable : « c’est ma passion » mais aussi par ses profondes convictions :
« Ma propre conviction. Le fait de respecter le milieu et le fait que je sois conscient que le milieu, c’est notre outil de travail aussi ».
(Yvon et Luc, dirigeants associatifs)
Yvon et Luc mettent en avant tous deux également les raisons sportives qui les amènent à s’engager. Par exemple, l’esprit respectueux des APPN mais également leur passion pour ce sport et le milieu dans lequel ils le pratiquent. En revanche, le dirigeant d’entreprise Jean Pierre parle de « philosophie de vie », « d’éthique » qui caractérise son engagement profond. Il se démarque ainsi des autres dirigeants par la relation harmonieuse qu’il entretient avec la nature. Pour autant, malgré son scepticisme vis-à-vis de la notion de développement durable, son engagement est bien réel. Il se matérialise et s’applique au quotidien par différentes actions (nettoyage de la rivière, recyclage des anciens canoës…). Corentin s’engage dans la démarche de développement durable (utilisation de produits éco-responsables, activité pédagogique pour sensibiliser à la protection de la faune et de la flore…). Pour lui, il s’agit de « la normalité ».
Ainsi, les actions que les dirigeants mènent sous le vocable du développement durable se ressemblent. Dans chacun des récits recueillis, les dirigeants sont unanimes, la principale action de développement durable mise en œuvre doit être la sensibilisation du public à l’environnement. Cependant, Ils évoquent peu ou prou des limites quant à leur engagement en raison de freins économiques.
Ainsi, on peut affirmer que le parcours de vie des dirigeants peut influencer les actions éco-responsables qu’ils mettent en placent. En effet, nos résultats nous amènent à déduire que le parcours professionnel et l’éducation à l’environnement qu’ils ont reçue orientent leurs actions éco-responsables et leur rapport à la nature.
Une éthique environnementale écocentrique dominante
En ce qui concerne le rapport à la nature des dirigeants, nos résultats ont montré que l’éthique environnementale des dirigeants pouvait être dans quelques cas biocentriques mais surtout écocentriques.
Pour l’éthique biocentrique, on observe que tous les dirigeants apprécient la faune et la flore sauvage. Yvon (dirigeant associatif), et les dirigeants de la petite entreprise Jean Pierre et Corentin ont en commun la volonté de « protéger » et « préserver » les espèces animales. Cette vision de l’environnement équivaut aux « morales biocentriques » qui sont « des morales du respect, des morales déontologiques » (Larrère, 2006, p 83).
On constate également qu’Yvon, Jean Pierre et Corentin soutiennent l’idée d’une égalité entre les Hommes et faune. Or, l’égalité entre les êtres vivants est caractéristique de l’éthique biocentrique. Luc (dirigeant associatif) a une vision différente concernant le degré d’importance entre les Hommes et les animaux. Il favorise l’humain sans aucune hésitation. Nous pensons que ce choix se rattache au côté sportif et social qu’il privilégie et met en avant dans son activité. Cela pourrait donc expliquer son approche différente de la nature, de sa protection et le niveau d’importance qu’il accorde plus volontiers à l’homme qu’aux espèces animales.
L’éthique écocentrique quant à elle, se traduit chez les dirigeants par un rapport privilégié à la nature. En effet, le contact avec la nature, la beauté de l’environnement, le côté sauvage et préservé de la faune et de la flore, sont les éléments qui motivent le plus les dirigeants à travailler dans une base de canoë-kayak. Aldo Leopold (1995), fut un des penseurs de la notion d’« esthétique environnementale ». Cette notion se caractérise par la volonté de préserver l’environnement et plus particulièrement sa beauté, et son esthétisme. D’après Larrère (2018, p. 103) la pensée de Léopold « fait appel aux sens de la proximité, du contact, comme le toucher ou l’odorat, ou de l’immersion, comme l’audition. On n’est plus en dehors de la nature, on en fait partie ». L’esthétique de la protection de la nature d’Aldo Léopold se rapporte à l’éthique environnementale écocentrique (Larrère, 2018).
Nous avons pu constater également que les dirigeants partagent cette éthique écocentrique mais à des degrés différents : Luc (CDCK) assimile les espèces animales à un côté hédonique qui suscite l’amour de la nature, l’adoration de la faune sauvage et le plaisir de pouvoir l’observer en canoë-kayak. Ce plaisir dans l’observation de la faune et la flore s’apparente à l’éthique écocentrique de Léopold qui savoure la nature et la protège pour son esthétique. Comme l’exprime Luc (CDCK) :
« Le rôle de la nature c’est d’être la plus intacte possible, la moins artificielle possible et du coup, de pouvoir la contempler, l’admirer dans son état le plus naturel ».
Ici les notions de plaisir et de beauté sont mises en avant.
Jean Pierre (petite entreprise) entretient lui, une relation harmonieuse avec les espèces animales et l’environnement. Il considère les animaux comme : « nos compagnons ». Ce terme se rapporte explicitement aux propos de Léopold : « L’homme n’est qu’un compagnon-voyageur des autres espèces » (Leopold, 1995, p 145). Jean Pierre partage « un sentiment de fraternité avec les autres créatures ; un désir de vivre et de laisser vivre » (Leopold, 1995, p.145). Yvon (association multi-activités) rejoint les propos du dirigeant J-P (entreprise) sur les relations harmonieuses à entretenir avec les espèces animales. Il insiste également sur le fait qu’: « on est tous dans le même monde et tous dans la même enseigne », en d’autres termes, nous vivons tous dans la même communauté biotique si l’on suit l’éthique écocentrique de Léopold.
Son approche civique de la nature correspond à la notion de responsabilité. Or, la notion de responsabilité est constitutive de l’éthique écocentrique. Effectivement, « l’éthique écocentrique est une éthique des bonnes pratiques, des bonnes façons de se conduire dans la nature », en d’autres termes, c’est une éthique civique (Larrère, 2006, p 83). Ainsi, « L’éthique écocentrée permet de conjuguer le respect pour les membres de la communauté et pour la communauté tout entière, avec la responsabilité de ceux qui s’y trouvent » (Larrère, 2006, p 83). Le dirigeant a donc un devoir de responsabilité envers la société selon cette éthique.
Nous avons également relevé que tous les dirigeants réfléchissent aux conséquences de leurs actions sur l’environnement. Néanmoins, les plus jeunes Yvon (associatif) et Corentin (petite entreprise) se démarquent par leur prise en compte des effets de leurs actions sur le monde de demain. Cette prise en considération du futur dans leurs actions pourrait s’expliquer par leur âge. Ils sont davantage sensibilisés aux problématiques environnementales que leurs aînés (Labalelle & Saint Pierre, 2010). De surcroît, l’étude des conséquences est encore une fois un procédé relatif à l’éthique écocentrique caractérisée de conséquentialiste par Larrère (2010).
En ce qui concerne les actions de développement durable, nous avons pu relever quelques actions éco-responsables qui s’apparentent à l’éthique biocentrique : la sensibilisation et l’utilisation de vignettes sur les équipements sont des actions qui créent d’une certaine manière, des interdits et des limitations afin de respecter l’environnement. Par ailleurs, ces actions peuvent aussi correspondre à une éthique écocentrique dans le sens où les dirigeants ont la responsabilité d’informer et de sensibiliser les clients au respect de la nature (Larrère, 2006). Jean Pierre (entreprise) et Luc (associatif) justifient leurs choix et leurs actions éco-responsables par leurs convictions personnelles : « une véritable philosophie de vie », « c’est une éthique ». Or, nous savons que la conviction est un élément relatif à l’éthique biocentrique, c’est-à-dire que l’individu va réaliser des actions en respectant ses valeurs morales profondes.
Cependant, la majorité des actions éco-responsables s’avèrent correspondre à l’éthique écocentrique. Par exemple, on y trouve des actions inhérentes à l’éthique écocentrique : l’utilisation des produits éco-responsables, l’optimisation du nombre de personnes dans les navettes. Ces procédés supposent de faire attention aux conséquences de leurs actions. Les activités pédagogiques de découverte de la faune et de la flore passent par de l’observation et renvoient à la notion d’esthétique environnementale de Leopold. En d’autres termes, cela fait référence à l’éthique écocentrique (Larrère, 2018). De plus, le recyclage des canoës, l’achat d’équipements à des entreprises locales, le don de matériel, le tri des déchets ou encore le nettoyage des rivières, sont des actions relatives à l’éthique écocentrique. En effet, elles répondent à un devoir de responsabilité vis-à-vis de la communauté biotique dans laquelle les dirigeants évoluent (Larrère, 2006).
Ainsi, l’analyse de tous ces éléments nous permet de déduire que les dirigeants des bases de canoë-kayak partagent une éthique environnementale davantage écocentrique. Par conséquent, les actions qu’ils entreprennent s’apparentent de façon cohérente à cette éthique.
Finalement, le parcours de vie des dirigeants, leur rapport à la nature, leur éthique environnementale et la définition qu’ils donnent du développement durable, orientent les actions de développement durable qu’ils mettent en place. Ils sont écocentriques plutôt que biocentriques. « Il semble également que leurs représentations de la notion de développement durable se limite au pilier environnemental. La dimension économique est mise en avant comme un frein au développement d’actions et la dimension sociale, hormis sur la question de la sensibilisation des clients n’est que peu évoquée » (Sébastien & Brodhag, 2004).
CONCLUSION
Notre étude a permis de mettre en lumière les différentes éthiques des dirigeants des bases de canoë-kayak, leur conception du développement durable et dans le prolongement de cet entendement, les actions qu’ils s’attachent à mettre en place. Nous avons pu constater que l’engagement éco-responsable des dirigeants des bases de canoë-kayak est influencé et dépend de leur éthique environnementale, de leur parcours de vie, de leur rapport à la nature mais également de la définition qu’ils confèrent au développement durable.
L’éthique biocentrique, déontologique et de conviction, fixant principalement des interdits et restreint les actions sur la nature. Elle est présente dans le discours des dirigeants mais semble occuper une place subsidiaire. Cette éthique est trop contraignante car elle tend inévitablement à limiter la marge de manœuvre des dirigeants de manière récurrente. Elle n’est finalement que peu présente chez des dirigeants qui se veulent pragmatiques et dont le but reste de proposer un service et de satisfaire une clientèle.
L’éthique écocentrique de nature conséquentialiste, respectueuse de la communauté biotique et attentive aux bons comportements dans la nature, domine amplement dans le discours des dirigeants. Elle oriente alors implicitement leurs actions de développement durable. De plus, la rentabilité économique étant un objectif majeur pour eux, elle va nécessairement les amener à déployer des actions éco-responsables écocentriques en harmonie avec le milieu naturel de pratique. Celles-ci peuvent apparaitre limitée toutefois à des actions de surface (recyclage, nettoyage …) en lien principalement avec le pilier environnemental du développement durable sans que soit opérée une réflexion plus aboutie sur l’équilibre à tenter de construire entre ses trois dimensions comme le suggèrent Sébastien & Brodhag (2004).
Finalement, nous retiendrons de notre recherche que toutes les décisions des dirigeants à s’investir dans le développement durable sont indissociablement liées à leurs valeurs profondes. Cependant, on peut se demander jusqu’où ces actions sont-elles effectivement soutenables et quel chemin il reste à parcourir pour permettre aux dirigeants d’associations et /ou de très petites entreprises de mieux articuler leur activité économique et la préservation de notre environnement.
Bibliographie
Bajenaru-Declerck, V. (2009). « La diffusion du concept de développement durable », Géoéconomie, n°49, p 77-94.
Chartier, Denis. (2004) « Aux origines des flous sémantiques du développement durable. Une lecture critique de la Stratégie mondiale de la conservation de la nature », Écologie & politique, vol. 29, no. 2, pp. 171-183.
François, H. (2004). Le tourisme durable une organisation du tourisme en milieu rural. Revue d’Economie Régionale & Urbaine, 1, 57-80
Kuty, O. (2020). Les valeurs dans la sociologie de Montesquieu et de Max Weber. OK Éditeur. doi: 10.3917/oked.kuty.2020.01.
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[1] http://www.sports.gouv.fr/pratiques-sportives/sports-pour-tous/Sport-pour-tous-11069/Sports-de-nature-qu-est-ce-que-c-est/
[2] https://www.sportsdenature.gouv.fr/canoe-kayak/observation/pratiquants
[3] Ethique environnementale nommée par Aldo Leopold. Elle se résume à « une chose est juste lorsqu’elle
tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à
l’inverse » (Leopold, 1995, p. 283).